Le Prince Que Voilà
ni
gros mangeur ni abstinent, ni sottard ni spirituel, ni éloquent ni bégayant, ni
savant ni ignare, ni couard ni vaillant, ni zélé au labour ni apparessé, et
quoi qu’il dît jamais, ou suggérât ou laissât entendre, ou opinât, ou lamentât,
ou jérémiât, ni franche chair ni vrai poisson…
De sa face on ne pouvait dire
qu’elle était ronde, ovale ou carrée, encore qu’elle fût un peu tout cela
ensemble ; de son œil qu’il était clair ou faux ; de son nez qu’il
était mince ou obscène ; de sa denture qu’elle était bonne ou mauvaise,
pour ce qu’il souriait sans la montrer ; de sa voix qu’elle était forte ou
faible, pour ce qu’il ouvrait si peu la bouche pour la laisser saillir.
— Ha Monsieur le Chevalier,
dit-il en s’asseyant à ma table en ce frileux 16 novembre qui est resté si
vif en mon ressouvenir, et après m’avoir fait, en réponse au mien, un salut qui
n’était ni froidureux ni chaleureux, j’ai eu hier chez moi M. l’Abbé De Barthes
qui me visite souvent assez, ayant une terre aux Mesnuls. Il est, comme je
crois vous l’ai dit, confesseur de M. le chancelier de Villequier, et venant de
Paris, m’a apporté des nouvelles de la guerre que nous menons.
— Et quelles sont-elles ?
— Ni bonnes ni mauvaises, dit
le curé Ameline.
Je l’eusse juré ! Et le voyant
qui s’accoisait, mâchellant son jambon, j’attendis qu’il eût fini pour
dire :
— Voyons cela !
— Pour le moment, voici, dit le
curé Ameline, l’armée de Monseigneur le Duc de Joyeuse a été entièrement rompue
et défaite à Coutras par le Roi de Navarre le 20 octobre, quantité de
noblesse catholique tuée, et M. de Joyeuse qui, jeté à bas de son cheval,
brandissait son gantelet en criant : « Il y a dix mille écus à
gagner ! » eut la tête brisée d’un coup de pistolet par un guillaume,
lequel se trouvait être l’unique survivant du massacre que le Duc avait commandé
à La Motte-Saint-Eloi.
— L’incommode d’un massacre,
dis-je, outre son inhumanité, est qu’il laisse toujours derrière lui un témoin
ou un vengeur, et c’est là une leçon dont on ne tire jamais profit puisqu’on en
meurt.
Je dis cela faute de me pouvoir
ébaudir de la victoire de Navarre, ni de m’en vouloir attrister.
— Le plus étrange de l’affaire,
reprit le curé Ameline, c’est que le Roi de Navarre, ayant vaincu, débanda son
armée et disparut. Le bruit a même couru qu’il était mort. Chose que je
décrois. S’il eût été dépêché, on eût promené son corps urbi et orbi. Donc
il vit.
— Voyons le bon, dis-je,
craignant le pire.
— La grande armée étrangère,
dont on disait qu’elle allait demeurer en Lorraine, s’est répandue par le
royaume, un chef tirant à hue et l’autre à dia dans la plus grande confusion,
et enfin s’est fait surprendre et battre à Vimory par le Duc de Guise, lequel
en a tué deux mille.
— Et où, dis-je, sont passés
les vingt mille restants ?
— Je ne sais, dit le curé
Ameline qui laissa apparaître, le temps d’un éclair, quelque surprise de ne me
point voir tant réjoui qu’on eût pu attendre.
Ce qu’ayant tout de gob aperçu, je
dis non sans quelque gravité :
— En mon opinion, le bon et le
mauvais sont en l’occasion contrepesés l’un à l’autre. Il faut attendre de
savoir ce qu’il en est du Roi de Navarre d’une part, et d’autre part, des
considérables restes de l’armée étrangère, pour connaître s’il y a matière à
réjouissance.
— Ha ! dit le curé
Ameline, mais elle est là déjà ! La victoire du Duc de Guise est prise
partout à grand compte et à grande liesse ! Ce ne sont partout en Paris
que feux de joie, récits imprimés et criés aux carrefours, étendards pris aux
reîtres, Te Deum ès églises, prières publiques d’actions de grâce.
Ha ! m’apensai-je, voilà bien
la Ligue ! D’une alouette elle fait un aigle, et d’un ver de terre, un
perroquet qui rabâche à l’alentour les sublimes vertus du nouveau saint
Georges. Gageons que la Montpensier est fort occupée à acheter du taffetas pour
façonner les enseignes prises à l’ennemi ! Et que sont infinis et
frénétiques les prêchi-prêchas dans les chaires à la grande gloire du
Guise !
Je fus à quelque peine de dissimuler
au curé Ameline les grincements de dents de mon for, contrefeignant une
modération où il eût pu se reconnaître, car lui-même paonnait peu, par
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