Le Prisonnier de Trafalgar
laissée au pays, Hazembat, dit-il en anglais, je ne m’étonne pas que tu te sois évadé pour la rejoindre et je suis même surpris que tu ne l’aies pas fait plus tôt. Je bois à sa grâce et à son bonheur.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Pouriquète.
— Il boit à ta grâce et à ton bonheur.
Elle rougit, baissant la tête, et Hazembat dut se retenir pour ne pas aller la prendre dans ses bras.
— Je regrette de ne pas rester, continua le colonel. Nous allons laisser deux mille hommes pour aller liquider les Français de Saint-Macaire. La vraie bataille se livrera plus à l’est, du côté de Toulouse où Soult essaie de rallier ses troupes. Quant à mon régiment, il partira après-demain pour Bordeaux. Le duc d’Angoulême est déjà en route. Il passera par ici et le maire de Bordeaux s’apprête à l’accueillir avec la cocarde blanche.
— Qui est-ce ?
— Un nommé Lynch. Je crois que c’est un négociant d’origine irlandaise.
Hazembat songea à O’Quin. Le citoyen Coquin, ancien bon sans-culotte de la section Franklin, serait-il là, lui aussi, pour accueillir le représentant du Roi ?
Plus tard dans la nuit, quand tout le monde fut couché, Hazembat gagna la chambre de Pouriquète. Elle l’attendait. Longuement, ils s’étreignirent, sentant le désir monter en eux avec la tendresse. Soudain, une voix cria :
— Maman !
— C’est Pierre, dit Pouriquète. Il dort à côté. L’enfant parut sur le pas de la porte. Les yeux tout embrumés de sommeil, il regarda Hazembat.
— Qu’est-ce qu’il fait ici ? demanda-t-il.
— C’est un ami de ton papa, dit Pouriquète. Il est venu me dire bonsoir.
Le petit visage hostile se tordit en une grimace.
— Je ne l’aime pas.
— Voyons, Pierre, il est gentil…
— Non ! Je veux qu’il s’en aille ! Je veux dormir avec toi.
Hazembat se redressa avec un sourire un peu triste.
— Nous avons tant attendu, Pouriquète, que nous pouvons attendre encore un peu.
— Je suis désolée, Bernard…
— Ce n’est rien. Pierre et moi apprendrons à nous connaître.
Quand il fut rentré dans sa chambre, pour la première fois depuis bien longtemps, il pleura.
CHAPITRE XIV : LE FIL DE L’EAU
Pendant les jours qui suivirent l’arrivée des Anglais, Langon ressembla à une vaste kermesse. Le colonel Strickland, qui commandait le détachement resté sur place, avait sévèrement mis fin au pillage des entrepôts, ce qui le rendait impopulaire. On le trouvait méprisant, hautain, autoritaire, ignorant des raffinements de la culture gasconne.
On n’en refusait pas pour autant l’argent anglais qui était abondant et facile. Partout, on voyait s’ouvrir des boutiques et des étals improvisés, surmontés d’enseignes en anglais de fantaisie, où l’on vendait au prix de l’or des vins médiocres ou franchement piqués à la soldatesque anglaise. Pour les officiers au palais plus raffiné, on sortait des caves de vieilles bouteilles qui atteignaient des cotes inconcevables : jusqu’à dix guinées pour une bouteille de sauternes 1807. On n’en aimait pas davantage les Anglais, bien au contraire. Quoiqu’ils fussent moins riches et généreux, on avait plus d’estime pour les Portugais, sérieux, sobres et honnêtes, à l’exception de leurs muletiers qui ne se faisaient pas scrupule de trafiquer des denrées qu’ils avaient la charge de transporter pour le compte de l’armée d’invasion.
Le marché, la semaine suivante, connut un afflux extraordinaire de paysans désireux de vendre leurs produits et d’habitants de Langon qui, par prudence, avaient émigré dans les campagnes avoisinantes à l’approche des envahisseurs. Ce jour-là, le maire fit afficher un avis annonçant que la cérémonie publique de bénédiction du drapeau blanc aurait lieu le dimanche 20 mars.
Entre-temps, la bataille de Saint-Macaire s’étant terminée à l’avantage des Anglais, les couraus r entrèrent. L ’Aurore était parmi eux et Hazembat tomba dans les bras de Caprouil Montaudon et du vieux Crabot. Ce dernier devait avoir passé les soixante-dix ans. Dans son enfance, déjà, Hazembat le considérait comme un très vieil homme.
L ’Aurore avait été bien entretenue et sa coque rouge et verte était repeinte de neuf. Les ordres des transitaires commençaient à affluer de Bordeaux et il faudrait sans tarder se remettre au
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