Le Prisonnier de Trafalgar
trafic.
Il y eut de grandes discussions sur la manière dont il convenait d’organiser la cérémonie du 20. On convoqua une réunion de notables à la mairie, et Hazembat, en tant que maître de bateau, y fut invité. Il y avait là Jude, portant une grosse cocarde blanche à son revers. Hazembat ne put s’empêcher de se rappeler que c’était entre ses mains qu’il avait vu pour la première fois, en 1789, la cocarde tricolore. Il y avait aussi Maître Lafargue qui, l’âge aidant, commençait à ressembler à son défunt beau-père, Maître Boissonneau. Personne ne portait le tricolore, même pas François Labat, celui qu’on appelait autrefois Hardit et qui avait été délégué à la Fédération de 1790 avec Jude. Il devait approcher des soixante-quinze ans, mais restait mince et droit, sanglé dans une redingote de coupe militaire.
Le débat portait sur les troupes qui devraient rendre les honneurs lors de la cérémonie. Jude était en faveur des Anglais.
— Je les ai vus manœuvrer, disait-il. C’est un spectacle impressionnant.
— Il ne s’agit pas d’un spectacle, Jude, interrompit le maire. Il s’agit d’un hommage rendu au drapeau national de la France. Il serait plus convenable que les honneurs fussent rendus par des Français.
— Il y a des Français dans les troupes anglaises !
— Ce sont des renégats, rugit Labat. Ils ont porté les armes contre leur pays !
— Alors, dit Jude, allons-nous demander au colonel Strickland de mettre à notre disposition quelques-uns des misérables fuyards qu’il a fait prisonniers à Saint-Macaire ? La France n’a plus de soldats !
— Si, elle en a ! cria Labat. Il y a ici à Langon bien assez d’anciens militaires couverts de gloire pour former une escouade d’honneur de vétérans. Reste à savoir s’ils seront disposés à rendre hommage au drapeau blanc !
Comme la discussion s’échauffait, Maître Lafargue demanda la parole.
— Messieurs, dit-il, j’ai une suggestion à faire. Il y a vingt-cinq ans, la garde bourgeoise de Langon s’est rassemblée pour rendre hommage à ce qui était alors, je vous le rappelle, le drapeau du Roi et de la Nation. Certains peuvent regretter comme moi que ce drapeau ait perdu deux de ses couleurs, mais c’est le drapeau du Roi et, comme l’a souligné M. le Maire, celui de la Nation face aux armées étrangères. Les bourgeois de Langon ont les mêmes devoirs qu’autrefois : Je suggère donc que les honneurs soient rendus par les survivants de ceux-là mêmes qui, à cette époque, ont eu le privilège de faire partie de la garde.
La majorité se rallia à cette suggestion. Le dimanche suivant, le détachement des anciens gardes nationaux comprenait une trentaine d’hommes, tous âgés de plus de quarante-cinq ans et affublés d’uniformes de toutes origines, depuis la veste bleue de 1789 jusqu’aux tenues surchargées d’ornements des armées impériales. De mauvaise grâce, en tant que colonel, François Labat commandait la manœuvre. Elle fut exécutée avec plus de précision qu’on n’aurait pu le craindre. Le spectacle de ces vieillards aux costumes disparates, s’efforçant de maintenir une attitude militaire, aurait pu paraître cocasse, mais elle imposa le respect à la foule. En revanche, le colonel Strickland et ses hommes s’esclaffaient sans retenue. On les regardait de travers. Les Anglais n’étaient plus très populaires.
Dans le clergé nombreux qui s’avança pour la bénédiction, Hazembat reconnut l’abbé Lafargue amaigri et grisonnant. Faute d’un hymne approprié, la musique joua Vive Henri IV que la foule reprit en chœur.
De tout ce temps, Hazembat n’était pas retourné dans la chambre de Pouriquète. Se côtoyant tous les jours, ils avaient l’un pour l’autre des gestes d’infinie tendresse, mais, par une entente tacite, ils gardaient entre eux une sorte de distance craintive. Tout les appelait l’un vers l’autre, mais c’était comme s’ils avaient peur de se retrouver après tant d’années. Le petit Pierre n’était qu’un symbole de ce passé que chacun portait en lui sans savoir si le poids en était supportable pour l’autre.
Le 4 avril, on fêta le trente-sixième anniversaire d’Hazembat. Ce soir-là, ce fut Pouriquète qui vint le retrouver dans sa chambre.
Ils se caressèrent d’abord timidement, chacun réapprenant le corps de l’autre, puis, d’un coup, le mur
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