Le Prisonnier de Trafalgar

des incertitudes croula et ils se laissèrent emporter par le flot joyeux du désir, éblouis par la flamme de jeunesse qui ne cessait de monter en eux et de s’épanouir.  
    Emerveillé, Hazembat fit courir sa main sur le corps menu et ferme de Pouriquète.  
    — Tu n’as pas changé, dit-il.  
    Elle se dressa sur le coude en riant.  
    — Toi, si. Tu es plus couturé qu’une vieille paillasse, mais je t’aime encore plus ainsi.  
    — Assez pour m’épouser, Pouriquète ?  
    — De trop ! Si je m’écoutais, je te traînerais devant le maire dès demain matin, mais il y a Pierre…  
    — Je suis prêt à lui servir de père.  
    — Il n’est peut-être pas prêt à te servir de fils. Et puis Perrot ne serait sans doute pas d’accord.  
    — Pourquoi ? Il m’aime bien.  
    — Tu ne connais pas les Rapin. Il ne se console pas de s’être laissé souffler la Maison du Port par les héritiers de Tante Rapinette.  
    — Mais qu’est-ce que cela a à voir avec moi ?  
    — Souviens-toi que mon père m’a donné en dot cette maison où nous sommes. Si tu n’étais pas revenu, elle serait allée à Pierre après ma mort.  
    — Mais je n’en veux pas, de cette maison !  
    — Toi peut-être, mais tes héritiers ? Les enfants que nous allons avoir, toi et moi ?  
    Elle se frappa le ventre.  
    — Songe qu’il y en a peut-être déjà un en route !  
    — Qu’est-ce qu’il faut faire ?  
    — Aller voir Maître Lafargue et lui demander conseil.  
    —  L ’Aurore descend à Bordeaux demain. Il faut que j’y aille pour régulariser ma situation avec la marine. Dès mon retour, nous irons voir Maître Lafargue.  
    La première surprise qui attendait Hazembat à l’entrée du port de Bordeaux fut une ligne d’énormes piliers de pierre, surmontés de bâtis de bois, qui barrait la Garonne à hauteur de la Porte de Bourgogne.  
    — C’est le nouveau pont, dit Caprouil. Il y a huit ans qu’on en parle. J’espère que nous vivrons assez vieux pour le voir terminé. Il faut drôlement manœuvrer pour passer entre les piliers !  
    Au-delà du futur pont, les navires de commerce étaient nombreux. La plupart avaient les vergues croisées, ce qui indiquait un appareillage prochain. Le grand arc des belles façades couvertes d’ardoise n’avait pas changé. L’ Aurore, qui transportait un chargement de vin, alla mouiller devant le quai des Chartrons. Hazembat dut faire quelque chemin à pied le long des berges pour se rendre aux services de la marine. Le chantier du Château Trompette, toujours abandonné, était devenu une sorte de jardin sauvage, foisonnant de verdure. Plus loin, à hauteur de l’Hôtel des Douanes, l’animation était considérable. Les costumes s’étaient faits plus sobres que lors de sa dernière visite, mais le contraste restait frappant entre les vêtements des bourgeois cossus et les hardes des pique-misère qui traînaient sur les quais à la recherche d’un travail. Pourtant, la distance entre les uns et les autres paraissait avoir diminué. Cela se sentait à de menus détails auxquels Hazembat ne prêta d’abord pas attention, mais dont il prit conscience quand il vit une dame froufroutante, descendue d’une voiture de maître, aller marchander du poisson avec une portanière, mêlée aux femmes du peuple.  
    Il y avait des drapeaux blancs aux fenêtres, mais on voyait peu de cocardes. A la marine, Hazembat fut accueilli par un vieux premier maître qui alla en boitillant chercher un registre poussiéreux.  
    — Hazembat… Hazembat…, dit-il en faisant courir son doigt le long des colonnes. Je ne trouve rien…  
    — Regardez à A. La marine oublie toujours le H de mon nom.  
    En grommelant, le vieil homme s’en fut chercher un autre registre.  
    — Azembat… Ah ! nous y sommes ! Azembat Bernard, né le 4 avril 1778 à Langon… Embarqué sur le Mathurin-Mary le 26 Pluviôse de l’An   VI…  
    — Ce n’était pas le 26 ! C’est le 13 que je me suis embarqué ici à Bordeaux.  
    — Possible, mais tu n’as été inscrit au rôle qu’à Rochefort, le 26. Après tout ce temps, tu n’en es pas à treize jours près !… Donc, le 26 Pluviôse An   VI, ça fait… le 13 février 1798. D’après tes papiers, tu as été fait prisonnier à Trafalgar… donc le 21 octobre 1805. Nous sommes le 8 avril 1814…  
    Il compta longuement sur ses doigts et inscrivit sur le registre :  
    — Service à