Le Prisonnier de Trafalgar
joindre à l’escadre de Villeneuve dans le golfe de Gascogne.
C’est seulement le 13 août que Villeneuve se risqua hors de la baie d’Ares, mettant prudemment le cap nord-est. L’escadre était maintenant forte de trente navires, mais on ne savait pas ce que les Anglais avaient pu concentrer comme forces entre la côte cantabrique et l’entrée de la Manche. L’ Algésiras occupait la deuxième position de la file. Ce fut une de ses vigies qui, à la fin de l’après-midi du 15, signala des voiles par le bossoir bâbord.
— C’est sans doute Allemand qui vient à notre rencontre, dit Leblond-Plassan.
Villeneuve dut en juger autrement, car il fit hisser l’ordre de virer de bord l’un après l’autre, cap pour cap. Magon parut sur la dunette et demanda qu’on fît répéter le signal. Il avait l’air déconcerté et furieux. Lentement, dans le crépuscule, la longue file des navires rebroussa chemin.
Le vent était favorable et l’escadre ne mit que quatre jours pour atteindre Cadix. Aucun navire anglais ne s’interposa.
Et, à Cadix, le temps s’arrêta. Hazembat, qui avait commencé à reprendre espoir en voyant, prêts à appareiller dans la rade, les deux formidables cent vingt canons espagnols, la Santa Anna et le Principe de Asturias, se désespéra quand, au bout de quelques jours, les énergies commencèrent à fléchir sous la chaleur accablante. Signe que Villeneuve comptait rester longtemps au mouillage, on accorda des permissions de terre. Il y eut des désertions parmi les Espagnols, et les Français découvrirent avec délices le charme de la ville blanche, avec ses palmiers luxuriants, ses vins généreux et ses filles accueillantes. Navarrot, qui avait séjourné à Cadix de longues années, servait de guide à Jantet et à Hazembat. Il ne cachait pas son mépris pour les Andalous.
— Anglais ou Français, ils sont toujours prêts à servir celui qui paie le plus cher.
Hazembat avait assez d’expérience pour sentir l’hostilité qui se cachait sous la cordialité mercantile de l’accueil. Il connut alors quelques filles très belles, mais sales et maussades. Jour après jour, il voyait s’éloigner la perspective d’une action immédiate, d’une décision rapide. Il étouffait dans l’atmosphère amollissante du port.
A la fin de septembre, il fit connaissance dans une taverne d’un ami de Navarrot qui était valet de chambre du duc de Gravina. L’amiral espagnol avait hissé son pavillon sur le Principe de Asturias. L’homme les mit au courant des grandes dissensions qui déchiraient l’état-major, ou plutôt qui opposaient Villeneuve aux autres amiraux, français et espagnols.
Ces derniers étaient partisans de suivre les instructions générales de l’Empereur, qui étaient de sortir sans combat de Cadix et d’aller se reformer en Méditerranée avec l’appoint des navires espagnols de Carthagène, pour opérer un retour foudroyant qui prendrait les Anglais par surprise, mais Villeneuve temporisait, hanté par la menace de Nelson. On disait qu’il allait être relevé de son commandement et que son remplaçant était déjà en route.
L’énervante situation s’éternisa pendant un mois encore. Les frégates de surveillance signalaient que Nelson était de retour et qu’il avait maintenant à sa disposition une armée de trente navires. Le 18 octobre, une conférence générale réunit tous les amiraux à bord du Bucentaure.
Le 19, à six heures du matin, au moment où toutes les cloches de l’escadre venaient de piquer quatre, le vaisseau amiral hissa un signal : « Appareillez sans autre signal. » La première à franchir la passe fut la frégate l’ Argus, suivie du Principe de Asturias. Les navires se suivaient de demi-heure en demi-heure. Vers midi, Hazembat reconnut le vieil Argonaute qui, toujours aussi maniable, doublait la jetée avec aisance. Il se demanda si le capitaine Guillotin le commandait encore. Le tour de l’ Algésiras vint à quatre heures. Les navires prenaient le large et allaient se former à cinq milles du rivage, cap sud-sud-est. A la nuit tombée, la moitié de l’escadre était sortie sans encombre. Les Anglais ne s’étaient pas montrés.
Une faible brise de sud-est balançait mollement les coques, mais quelque chose d’humide et de salé, qu’Hazembat sentait dans l’air, lui faisait craindre un changement de temps.
Le Bucentaure fut le dernier à sortir dans la
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