Le Prisonnier de Trafalgar
tu la’gues pas, foutu moussaillon de malheu ’ ?
Hazembat serra son fils dans ses bras.
— Ne m’oublie pas.
— Je penserai toujours à toi, père !
Tandis que la barque débordait et prenait le large, Hazembat agita longuement la main. Une affreuse tristesse lui nouait la gorge. C’était pis que de quitter Pouriquète. C’était autre chose. C’était un peu de lui-même qu’il abandonnait à la mer cruelle.
Un peu avant de rembarquer, Hazembat eut une autre surprise. Un homme le héla d’une calèche qui passait. Il portait une redingote gris clair et un chapeau assorti. C’était Claude O’Quin. En face de lui, une ravissante jeune fille s’abritait sous une ombrelle brodée.
O’Quin n’avait pas changé depuis qu’Hazembat était allé le voir dans sa boutique de libraire à Bordeaux et il avait toujours la désinvolture du citoyen Coquin, le sans-culotte dandy.
— Vous êtes de nouveau dans le négoce ? demanda Hazembat.
— Non, les O’Quin se sont définitivement retirés des affaires, mais il se trouve que j’étais à Londres pendant la paix d’Amiens, chez mon ami l’éditeur John Murray, et je me suis fait surprendre par la reprise des hostilités. Il m’a fallu faire un détour par les Etats-Unis pour rentrer. Je suis à bord d’un navire américain à destination de Nantes. Tu te souviens de l’ami planteur chez qui je logeais lors de notre première escale à la Guadeloupe ?
— Oui, je l’ai rencontré en prison lors de ma deuxième escale. On l’a guillotiné ?
— Que non ! Il est mort de sa belle mort l’an passé et je te présente à sa fille, Isabelle de Traversay, qui est aussi bonne que belle. Je ne connais personne qui s’entende mieux qu’elle à venir en aide aux gens dans le besoin, quelle que soit leur couleur de peau. Isabelle, je vous présente Hazembat. C’est un marin, un jacobin, mais, méfiez-vous, c’est un terrible séducteur !
La jeune femme inclina légèrement la tête avec un charmant sourire. Elle avait l’air si bonne qu’une idée folle traversa soudain l’esprit d’Hazembat.
— Mademoiselle, dit-il, puis-je vous demander une grande faveur ?
— Mais volontiers, si c’est en mon pouvoir.
— Il y a au port un jeune mulâtre de onze ans qui travaille comme apprenti pêcheur. Il s’appelle Bernard-Toussaint Laprune. Je voudrais vous demander d’être sa protectrice. Il est… orphelin.
— Ce sera facile. Dès demain, je dirai à mon régisseur Elias de s’occuper de lui.
O’Quin observait Hazembat d’un œil sagace.
— Un mulâtre, dis-tu ? Serait-ce un parent ?
— C’est… c’est mon filleul. Merci, mademoiselle, merci beaucoup !
— Puisque nous en sommes à parler de tes protégés, je voulais te dire que j’ai tenu parole pour la petite Flora. Je l’ai revue le mois dernier à Baltimore. Elle a prospéré. Son restaurant est un des plus élégants de Baltimore. Il s’appelle Le Petit Bernard.
Avec un clin d’œil, O’Quin fit un geste d’adieu.
— N’abuse pas des baptêmes, Hazembat. Et bonne chance contre Nelson. J’ai grande envie de retourner à Londres !
Les vingt navires appareillèrent le 10 juin. La nouvelle s’était répandue que Nelson était arrivé à La Barbade avec dix vaisseaux de ligne.
— Si j’étais Villeneuve, je l’attaquerais immédiatement, dit Leblond-Plassan à Hazembat, et je crois que Magon a la même idée.
Mais, à la sortie de la rade, l’escadre fit route nord-nord-est. A moins d’une feinte, on rentrait en Europe. Il y eut à bord un moment d’euphorie. Si l’on parvenait à gagner Nelson de vitesse, il y avait une chance de faire sortir une quinzaine de navires du Ferrol, de débloquer les vingt navires de Ganteaume à Brest et de marcher en force sur la Manche.
Malheureusement, on perdit beaucoup de temps. L’escadre s’étirait en file sur près de sept milles, ce qui rendait les communications entre navires lentes et difficiles. La moindre difficulté obligeait à empanner pendant parfois plusieurs heures. Au nord du tropique, on rencontra une zone de brise folle qui obligeait à manœuvrer sans cesse pour tirer parti du moindre souffle de vent. Comme aucun navire ne réagissait de la même façon, il était difficile de garder la formation et, chaque matin, il fallait perdre un temps précieux pour regrouper les navires qui s’étaient
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