Le Prisonnier de Trafalgar
acclamations. Sans doute l’assaillant avait-il été atteint. Mais ce ne devait pas être bien grave, car sa deuxième salve arriva presque aussitôt. Cette fois, il y eut trois chocs sourds dans le bordage. L’un d’eux secoua si violemment une des galeries de bâbord que les prisonniers, pris de panique, refluèrent en désordre, certains essayant même de sauter par-dessus la main courante. Une série d’ordres secs appela les marines à la rescousse, et quelques coups de mousquet tirés au-dessus des têtes rétablirent l’ordre. De sa place, Hazembat voyait sur la galerie supérieure les servants des pierriers, lanière à la main, prêts à faire feu.
De nouveau, le Charon tira, mais cette fois, par feu de salve, ce qui semblait indiquer que la distance entre les navires avait considérablement diminué et que le pointage demandait moins de rigueur. De fait, le grondement de la salve ennemie fut beaucoup plus proche et toute la coque trembla quand une demi-douzaine de boulets la frappèrent de plein fouet. Il y eut un grand craquement suivi de chocs sourds, de cris, de piétinements. Quelque chose devait avoir cédé dans la mâture. Le cliquetis des pompes, jusque-là à peine perceptible, s’accéléra et tripla soudain de volume. Hazembat se pencha sur la main courante pour essayer de voir le payol, tout à fond de cale. A la maigre lumière qui tombait des écoutilles, il lui sembla distinguer un miroitement d’eau.
A cet instant, les deux navires lâchèrent leurs bordées en même temps à très courte distance. Un boulet de plein fouet perça la coque juste au-dessous de la ligne de flottaison et le vaigrage, dernier rempart de planches, céda soudain. Des éclats de bois balayèrent les galeries inférieures et un torrent d’eau jaillit, emportant des grappes de prisonniers hurlants. Les survivants, pris de panique, commencèrent à escalader les épontilles pour gagner les niveaux supérieurs où déjà on se battait dans la pénombre pour atteindre les échelles. En vain les marines tirèrent en l’air, puis dans le tas. Hazembat vit les servants qui pointaient les pierriers.
Au moment où ils allaient faire feu, un épouvantable fracas secoua le Charon et tout un pan de bordage vola en éclats entre le pont supérieur et le faux-pont, faisant d’autres victimes aussi bien parmi les prisonniers que parmi les soldats. La lumière et la fumée entraient à flots par l’échancrure. Le brigantin devait disposer de caronades et venait de s’en servir à bout portant.
Les marines coururent vers les échelles menant au pont et rabattirent les panneaux d’écoutilles derrière eux. Mais les prisonniers, pris de rage, avaient dégagé une épontille brisée à la base et, se servant du lourd pilier de chêne comme d’un bélier, fracassèrent un panneau et débouchèrent sur le pont au moment où les caronades françaises le balayaient de grenaille. Il y eut encore des victimes. Hazembat arriva sur le pont au milieu du flot. Le corsaire français était prêt à aborder, à quelques pieds à peine du Charon. On voyait les marins debout sur le pavois, sabres et haches en main, prêts à sauter sur le pont de l’adversaire.
Aux abords de la timonerie, une poignée de marines résistait encore, entretenant un feu nourri de mousquets, entrecoupé par les aboiements rageurs du pierrier de dunette. Hurlant des acclamations, les prisonniers en folie se jetaient sur eux, armés de sabres récupérés sur les cadavres et d’espars divers, et, au prix de lourdes pertes, les obligeaient à se replier vers la dunette. Une dernière décharge des caronades pulvérisa le gaillard d’arrière, les deux coques s’entrechoquèrent et les premiers abordeurs sautèrent sur le pont.
C’est alors qu’Hazembat vit la frégate soudain surgie de la pluie à moins de dix encablures par le bossoir bâbord. Il ne fut pas le seul. L’apparition soudaine du nouvel intervenant provoqua un instant de désarroi parmi les abordeurs. Un ordre retentit à bord du brigantin : « Tout le monde à bord ! » et aussitôt les marins qui avaient pris pied sur le Charon refluèrent en hâte vers leur propre navire. Ils furent suivis par une ruée de prisonniers profitant de cette occasion inespérée de recouvrer leur liberté.
Hazembat qui se trouvait par tribord s’élança derrière eux, mais il lui fallut enjamber l’amas de cordages et d’espars laissés sur le pont par la chute du hunier
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