Le Prisonnier de Trafalgar
de misaine. Il trébucha sur un corps. C’était celui d’un marine blessé. Il allait le repousser du pied quand il reconnut Smithy.
Visiblement, il était mourant, mais il avait les yeux ouverts et regardait Hazembat, remuant faiblement les lèvres. Hazembat se pencha vers lui.
— Friend…, souffla Smithy, say a prayer for me… C’était bien le moment de dire des prières ! On se bousculait au pavois du corsaire qui mettait toute sa toile. Hazembat faillit passer outre, puis ses yeux rencontrèrent ceux de Smithy et il sentit qu’il ne pouvait pas se dérober. Il ne connaissait qu’une prière en anglais.
— Our Father which art in heaven…, commença-t-il en essayant de débiter les mots le plus vite possible.
Il entendait les coups de hache des gabiers français qui tranchaient les amarres. Quand il en arriva au pardon des offenses, Smithy poussa un soupir et sa tête tomba de côté.
— Amen ! dit Hazembat en se précipitant vers le pavois.
Mais, quand il y parvint, il était trop tard. Vingt pieds séparaient déjà les deux coques. Il songea un instant à se jeter par-dessus bord comme le faisaient un certain nombre de prisonniers qui barbotaient désespérément dans l’eau grise, mais il pensa à temps que le brigantin ne s’attarderait pas pour les repêcher. De fait, profitant d’un vent favorable, il s’éloignait déjà vers le sud-est à grande vitesse. La frégate anglaise était moins rapide et, en outre, il lui aurait fallu changer de bord afin de le poursuivre. Elle se contenta de tirer une salve à limite de portée, puis se rapprocha du Charon qui commençait à s’enfoncer.
Le désespoir au cœur, Hazembat regarda le brigantin disparaître derrière le rideau de pluie. Il avait échangé sa liberté contre une prière. Pour un mécréant comme lui, le marché était d’une ironie amère. Puis il se dit que, s’il n’avait pas agi ainsi, le dernier regard de Smithy aurait pesé sur lui toute sa vie comme un reproche.
La frégate mit en panne à une demi-encablure du Charon et des canots se détachèrent, chargés de marins et de soldats.
Une escouade de marines prit pied sur le pont et, fusils braqués, baïonnettes aux canons, se mit à repousser les prisonniers vers l’avant. Ils n’étaient plus qu’une cinquantaine. Les autres étaient morts, blessés ou évadés.
Des équipes de marins relevaient les blessés et les évacuaient vers les canots, aidés par les survivants de l’équipage du Charon, une poignée d’hommes parmi lesquels Hazembat ne distingua aucun officier.
Le Charon coulait par l’arrière. La pente du pont gênait le sauvetage. Six canots chargés firent l’aller et retour jusqu’à la frégate. Hazembat calcula que cela représentait une centaine d’hommes. En comptant les quelque cinquante prisonniers qui avaient réussi à s’embarquer à bord du corsaire, il y avait donc près de cent cinquante morts ou disparus. Il eut un frisson à l’idée du carnage. Cela ne serait sans doute considéré que comme un incident de routine dans une guerre où les morts se comptaient par dizaines de milliers. Et, soudain, la joie d’être en vie lui gonfla la poitrine et lui fit tourner la tête. Sans trop savoir ce qu’il faisait, il tira sa cocarde de dessous sa chemise et, l’élevant au-dessus de sa tête, cria dans le vent :
— Vive la République ! Vive la Nation !
Ses compagnons le regardèrent avec stupeur d’abord, puis d’autres voix se joignirent à la sienne. Certains criaient : « Vive la République ! », d’autres : « Vive l’Empereur ! » D’une voix de basse, un grand gabier moustachu entonna : « Allons, enfants de la Patrie…»
Ils chantaient encore quand, à la dernière minute, on les embarqua dans les canots. Le Charon disparut sous la surface au moment où ils accostaient la frégate, et la vague soulevée par l’énorme aspiration faillit les jeter à l’eau.
On les parqua sur le pont, tout à l’avant. Les averses succédant aux averses, ils se tassaient misérablement, cherchant l’abri précaire des voiles ferlées. Un cordon de marines, l’arme au poing, les isolait du reste du navire qui appareilla et fit route nord-est.
Le jour commençait à décliner quand un officier s’approcha d’eux et demanda d’un ton rogue :
— Anyone who speak english among you ?
Il y eut un silence. Hazembat hésitait, n’aimant guère
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