Le prix de l'indépendance
cette pauvre petite. On va la mettre dans ton lit.
Les enfants venaient de rentrer, les joues roses et la mine réjouie. Leur chapeau était rempli de pièces et de boutons. Apercevant la fillette étendue sur le sol, ils se précipitèrent pour la voir.
— Hop là ! dit Henri-Christian, impressionné.
Plus pratique, Félicité demanda :
— Elle est morte ?
— Si elle était morte, maman ne me demanderait pas de veiller sur elle, répliqua Joanie. Elle ne va pas vomir dans mon lit, hein ?
— Nous mettrons une serviette, promit Marsali.
Elle s’accroupit pour prendre l’enfant dans ses bras mais Ian la prit de vitesse, la soulevant délicatement. Il se tourna vers la mère.
— On ne vous demandera que deux pennies, l’informa-t-il. Mais vous pourrez garder gratuitement toutes ses dents. Cela vous va ?
Elle acquiesça, l’air hébétée, puis suivit le petit groupe vers l’arrière-boutique. J’entendis leurs pas dans l’escalier mais ne bougeai pas. Mes jambes étaient toutes molles et je me laissai tomber sur un siège.
— Vous ne vous sentez pas bien, madame ?
Relevant les yeux, j’aperçus l’élégant gentleman qui m’avait observée de l’autre côté de la vitre. Je saisis la bouteille de whisky à moitié vide, en bus une longue rasade. Il me brûla la gorge et avait un goût d’os calcinés. Je produisis des sons sifflants et larmoyai mais ne recrachai pas.
— Non, je vais très bien, répondis-je d’une voix rauque. Parfaitement bien.
Je m’éclaircis la gorge et m’essuyai les yeux.
— En quoi puis-je vous être utile ?
Il parut légèrement amusé.
— Je n’ai pas besoin qu’on m’arrache une dent, ce qui est probablement une bonne nouvelle pour vous comme pour moi. Cependant, si je puis me permettre… ?
Il sortit une mince flasque en argent de sa poche, me la tendit puis s’assit.
— Ce sera sans doute plus fortifiant que ce…
Il indiqua la bouteille de whisky en fronçant le nez.
Je débouchai la flasque et le bouquet puissant d’un excellent cognac en sortit tel un génie.
— Merci.
Je bus une gorgée en fermant les yeux.
— Merci infiniment, répétai-je.
Fortifiant, il l’était certes. La chaleur envahit le centre de mon corps et s’enroula telles des volutes de fumée jusqu’au bout de mes membres.
— Tout le plaisir est pour moi, madame, répondit-il avec un sourire.
C’était un vrai dandy, et un dandy riche par-dessus le marché, avec une avalanche de dentelles, des boutons dorés sur le gilet, une perruque poudrée et deux mouches en soie noire sur le visage, l’une en forme d’étoile près de son sourcil gauche, l’autre représentant un cheval ruant sur sa joue droite. Ce n’était pas un accoutrement fréquent en Caroline du Nord, surtout par les temps qui couraient.
En dépit de ces affèteries, c’était un bel homme. Il devait avoir une petite quarantaine, avec des yeux sombres et doux où brillait une étincelle d’humour ; des traits délicats et intelligents. Il parlait parfaitement l’anglais avec un accent nettement parisien.
— Ai-je l’honneur de parler à Mme Fraser ? demanda-t-il.
Je vis son regard s’attarder sur ma tête scandaleusement nue mais il s’abstint poliment de tout commentaire.
— En effet, répondis-je, sur mes gardes. Mais je ne suis peut-être pas celle que vous cherchez. Ma bru s’appelle également Fraser. Son époux et elle possèdent cette imprimerie. Si vous souhaitez faire imprimer quelque chose…
— Madame James Fraser ?
J’hésitai un instant mais il me fallait bien répondre.
— Oui, c’est bien moi. Vous cherchez mon mari, peut-être ?
Beaucoup de gens cherchaient Jamie pour un tas de raisons et il n’était pas toujours souhaitable qu’ils le trouvent.
Il sourit, plissant des yeux avec un air malicieux.
— En effet, madame Fraser. Le capitaine de mon navire m’a appris que M. Fraser était venu le trouver ce matin pour savoir s’il prenait des passagers.
Mon cœur fit un bond.
— Ah ! Vous avez un navire, monsieur… ?
— Beauchamp.
Il s’inclina et me fit un baisemain.
— Percival Beauchamp, pour vous servir, madame. Mon navire s’appelle Huntress .
Je crus un instant que mon cœur s’était arrêté.
— Beauchamp… répétai-je. Bitcheume ?
Il avait prononcé son nom à la française. En m’entendant le reprendre à l’anglaise, son sourire s’élargit encore.
— Effectivement, c’est ainsi que le prononcent les Anglais. Vous avez dit
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