Le prix de l'indépendance
envoya un coup de pied à son ennemi à terre qui grogna sous l’impact mais demeura inerte. Puis, sans cesser de jurer, il empoigna la barre, la poussa et la tira à lui plusieurs fois jusqu’à trouver le vent. Le bateau se stabilisa et ses voiles se gonflèrent à nouveau.
Jamie était assis sur le pont à côté du corps de M. Dick. Il pantelait, la tête ballante. J’abaissai mon arme et la désamorçai.
— Ça va ? lui demandai-je.
— J’essaie de me rappeler combien de vies il me reste.
— Quatre, je crois. Ou cinq. Mais cette fois, tu n’étais pas vraiment en danger, n’est-ce pas ?
Le visage de M. Dick était en piteux état. Jamie lui-même avait une grande marque rouge sur une joue qui ne tarderait pas à virer au noir violacé et il se tenait le ventre. En dehors de cela, il paraissait indemne.
— Mourir du mal de mer, ça compte ? demanda-t-il.
— Non.
Surveillant M. Dick du coin de l’œil, je m’accroupis près de Jamie et l’examinai. Le pont baignait dans la lueur rouge du soleil couchant et m’empêchait d’évaluer la couleur de son teint. Il tendit une main et je lui donnai le pistolet qu’il glissa sous sa ceinture. Je remarquai qu’il avait récupéré son coutelas.
— Tu n’as pas eu le temps de le dégainer ? m’étonnai-je.
— Je ne voulais pas le tuer. Il n’est pas mort, hein ?
Avec un grognement d’effort, il roula sur le côté, se redressa à quatre pattes et prit quelques inspirations laborieuses avant de se hisser debout.
— Non, il reprendra connaissance d’ici une minute ou deux.
Je regardai Ian. Je ne pouvais voir son visage mais le langage de son corps était éloquent. Son dos voûté, son cou rentré dans les épaules, ses avant-bras crispés trahissaient sa fureur et sa honte mais quelque chose en lui indiquait également un profond chagrin. Je l’observai, intriguée, jusqu’à ce que je comprenne enfin ce qui lui avait fait baisser sa garde. L’étrange calme qui m’habitait s’évanouit aussitôt. J’agrippai le bras de Jamie et lui chuchotai :
— Rollo !
Il sursauta, jeta un coup d’œil à Ian puis se tourna vers moi d’un air consterné.
Les aiguilles d’acupuncture n’étaient pas les seuls biens précieux que nous avions laissés à bord du Teal .
Rollo était le compagnon le plus proche de Ian depuis des années. Fruit hors normes des amours entre un lévrier irlandais et un loup, il avait terrifié l’équipage du Teal au point que Ian avait été obligé de l’enfermer dans sa cabine. Autrement, il aurait sûrement sauté à la gorge du capitaine Stebbings en voyant ses marins emmener son maître. Comment réagirait-il quand il se rendrait compte que Ian avait disparu ? Et que lui feraient le capitaine Stebbings, ses hommes ou l’équipage du Teal ?
— Mon Dieu, murmura Jamie en se signant. Ils vont l’abattre et le balancer par-dessus bord !
Je songeai au requin-marteau et un violent frisson me parcourut des pieds à la tête. Jamie serra ma main et répéta doucement :
— Oh, mon Dieu !
Il resta immobile un moment, méditatif, puis se secoua, un peu à la manière de Rollo s’ébrouant au sortir de l’eau.
— Il faut que je parle à l’équipage, annonça-t-il. Et il va falloir les nourrir, tout comme les hommes dans la cale. Tu ne veux pas descendre à la coquerie et voir si tu peux préparer quelque chose ? Je dois… toucher deux mots à Ian.
Je lançai un regard vers ce dernier, qui se tenait raide comme une statue d’Indien à la barre, les dernières lueurs du jour creusant son visage sans larmes.
J’acquiesçai et me dirigeai vers le trou noir de l’escalier.
La coquerie n’était qu’un minuscule espace carré dans l’entrepont à l’autre bout du mess, avec un muret en brique abritant le feu, des placards dans la cloison, une batterie d’ustensiles en cuivre accompagnés de chiffons, de manches et autres accessoires de cuisine. Dieu merci, il restait quelques braises dans le poste de cuisson.
Je trouvai un coffre à charbon et un panier de petit bois sous le plan de travail et m’attelai aussitôt à faire repartir le feu. Une marmite accrochée à sa crémaillère pendait au-dessus. Une partie de son contenu s’était renversée sous l’effet du roulis, éteignant partiellement les flammes et laissant des traînées visqueuses sur son bord. Encore une chance. Si le feu n’avait pas été à moitié étouffé, le contenu de la marmite aurait brûlé, me contraignant à
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