Le prix de l'indépendance
pour allumer les mèches que je n’étais pas prête à les moucher.
Tout compte fait, le repas n’était pas si mal. D’ailleurs, j’aurais pu leur donner du gravier et des têtes de poisson, ils étaient tellement affamés qu’ils les auraient dévorés avec autant d’appétit. Ils semblaient tous d’excellente humeur en dépit de notre situation. Une fois de plus, je m’émerveillai de cette capacité qu’avaient les hommes à fonctionner normalement au milieu de l’incertitude et du danger.
Naturellement, cela était dû en partie à Jamie. Que lui, qui haïssait la mer et les bateaux, se retrouve de facto capitaine d’un cotre était ironique ; mais il savait garder son calme face au chaos et avait un sens inné du commandement.
Jusque-là, l’adrénaline seule m’avait permis de continuer mais, à présent, n’étant plus en danger immédiat, elle commençait à diminuer. Entre la fatigue, l’angoisse et ma gorge meurtrie, je ne pus avaler qu’une petite bouchée. Mesautres plaies m’élançaient et mon genou me faisait mal. J’étais en train de dresser un inventaire de mes maux quand je croisai le regard de Jamie.
— Tu as besoin de t’alimenter, Sassenach . Mange.
J’allais répondre que je n’avais pas faim mais me ravisai. Il avait suffisamment de problèmes sur les bras pour ne pas avoir à s’inquiéter pour moi. Je repris ma cuiller, résignée, en répondant :
— A vos ordres, capitaine.
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8 . A pit , un trou ou une fosse en anglais. (N.d.T.)
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Visite guidée à travers les cavités du cœur
J’aurais dû dormir. Dieu savait que j’en avais besoin, autant pour échapper un moment à mes peurs et incertitudes que pour reposer mon corps tant éprouvé. Hélas, j’étais tellement épuisée que mon cerveau et mon corps avaient commencé à se dissocier.
C’était un phénomène courant. Les médecins, les soldats et les mères le vivent fréquemment. Moi-même, je l’avais souvent vécu. Incapable de réagir à une urgence, l’esprit éreinté se retranche, se détachant des écrasants besoins égocentriques du corps. De cette distance clinique, il peut diriger les choses, contournant les émotions, la douleur et la fatigue, prenant les décisions qui s’imposent en passant outre la faim, la soif, le sommeil, l’amour ou le chagrin.
Pourquoi les émotions ? me demandai-je. Elles étaient pourtant une fonction de l’esprit. Toutefois, elles paraissaient si bien enracinées dans la chair que cette abdication de la conscience les supprimait également.
Le corps n’apprécie guère cette abdication. Ignoré et malmené, il ne laisse pas l’esprit revenir facilement. Souvent, la dissociation persiste jusqu’à ce que le sommeil vienne enfin. Pendant que le corps est occupé à sa régénération, l’esprit reprend prudemment sa place dans la chair turbulente, se faufilant dans les galeries sinueuses des rêves, faisant la paix. Vous vous réveillez alors de nouveau entier.
Mais, pour moi, ce moment n’était pas encore venu. J’avais la sensation qu’il me restait encore une chose à faire mais je nevoyais pas quoi. J’avais nourri les hommes, fait porter de quoi manger aux prisonniers, examiné les blessés, rechargé les pistolets, nettoyé la marmite… Je ne voyais rien d’autre.
Je posai les mains sur la table, mes doigts caressant le grain du bois comme si les minuscules sillons, usés par des années de service, traçaient une carte qui me permettrait de trouver mon chemin vers le sommeil.
Je pouvais me voir. Mince, presque maigre, la crête de mon radius saillant sous la peau de mon avant-bras. J’avais perdu plus de poids que je ne l’avais cru au cours des dernières semaines de voyage. Mes épaules étaient voûtées par la fatigue. Mes cheveux formaient une masse de mèches emmêlées d’une dizaine de tons bruns et clairs, le tout strié de blanc et d’argent. Ils me rappelèrent une expression cherokee que Jamie m’avait traduite. Dans ce langage, libérer son esprit de l’angoisse, de la colère, de la peur et des démons c’était « faire tomber les serpents des cheveux en les peignant ». Une métaphore d’une grande pertinence.
Malheureusement, je ne possédais plus de peigne. J’avais perdu le mien lors des récents événements.
Ma tête me faisait l’effet d’un ballon de baudruche tirant sur sa ficelle. Je n’arrivais pas à lâcher prise, possédée par une peur irrationnelle qu’elle s’envole et ne revienne
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