Le prix de l'indépendance
pas.
Je m’efforçai de me concentrer sur de petits détails physiques : le poids du ragoût de poulet et des galettes dans mon estomac ; l’odeur de poisson de l’huile des lampes ; le bruit de pas sur le pont au-dessus ; le chant du vent ; le sifflement des vagues contre la coque.
La sensation d’une lame dans la chair. Non pas l’acte prédéterminé, la destruction consciente de la chirurgie, les dommages causés dans le but de soigner. Mais le geste de panique, le sursaut du couteau heurtant un os, le parcours fou de la lame incontrôlée. Et la large tache de sang sur le pont, fraîche et sentant le métal.
— Je ne le voulais pas, murmurai-je. Mon Dieu, je ne le voulais pas.
Soudain, je me mis à pleurer. Ce n’étaient pas des sanglots. Mes yeux débordèrent simplement de larmes et elles coulèrent lentement le long de mes joues. Une calme reconnaissance dudésespoir tandis que la situation échappait peu à peu à tout contrôle.
— Que se passe-t-il, Sassenach ?
Jamie venait d’apparaître à la porte.
— Je suis si fatiguée, dis-je d’une voix étranglée. Si fatiguée.
Il s’assit à mes côtés, faisant craquer le banc. Je sentis un mouchoir crasseux me tamponner les joues. Il glissa un bras autour de mes épaules et me parla doucement en gaélique, les mots tendres que l’on prononce à un animal apeuré. Je posai ma joue contre son torse et fermai les yeux. Les larmes coulaient toujours mais je me sentais déjà mieux.
— Je regrette d’avoir tué cet homme, murmurai-je.
Il s’arrêta un instant de lisser mes cheveux derrière mon oreille.
— Tu n’as tué personne, dit-il d’un ton surpris. C’est ça qui te turlupine ?
— Entre autres choses, oui.
Je me redressai et m’essuyai les yeux.
— Quoi, le canonnier, je ne l’ai pas tué ? Tu en es sûr ?
— Oui. C’est moi qui l’ai tué, a nighean .
— Toi… Oh !
Je reniflai et l’examinai plus attentivement.
— Tu ne dis pas ça juste pour que je me sente mieux ?
— Non. Moi aussi, j’aurais préféré ne pas l’avoir tué, mais je n’ai pas vraiment eu le choix.
Il me caressa la joue du bout de l’index avant d’ajouter :
— Ne t’en fais pas, Sassenach ; je peux vivre avec.
Je pleurai à nouveau, mais cette fois avec émotion. Je pleurai de douleur et de chagrin, ainsi que de peur. Mais la douleur et le chagrin étaient pour Jamie qui n’avait eu d’autre choix que de donner la mort, et toute la différence était là.
Au bout d’un moment, l’orage passa, me laissant sans forces mais entière. La sensation lancinante de détachement était partie. Jamie s’était tourné sur le banc, adossé à la table, et me tenait sur ses genoux. Nous restâmes silencieux et paisibles, contemplant la lueur des dernières braises dans la coquerie et les volutes de vapeur s’échappant de la marmite d’eau chaude. Je devrais préparer quelque chose qui mijotera pendant la nuit,pensai-je avec lassitude. Je lançai un regard vers les cages où les poules dormaient.
Non, je n’avais pas le courage d’en tuer une ce soir. Les hommes devraient se contenter de ce qui me tomberait sous la main au matin.
Jamie regardait dans la même direction mais ses pensées l’avaient mené ailleurs.
— Tu te souviens des poules de Mme Bug ? demanda-t-il. Et de Jem et Roger Mac ?
— Oh, Seigneur, la pauvre Mme Bug !
On avait confié à Jem, alors âgé de cinq ans, la tâche de compter les poules tous les soirs afin de s’assurer qu’elles étaient toutes rentrées au poulailler. Après quoi, la porte était solidement refermée pour les protéger des renards, des blaireaux ou autres prédateurs amateurs de poules. Sauf qu’une fois, Jem avait oublié. Rien qu’une fois, mais cela avait suffi. Un renard s’était introduit dans les lieux et le carnage avait été terrible.
On affirme à tort que l’homme est le seul être qui tue pour le plaisir. Peut-être l’ont-ils appris de l’homme mais tous les membres de la famille des canidés le font aussi – les renards, les loups et, en théorie, les chiens domestiques. Les cloisons du poulailler avaient été tapissées de sang et de plumes.
— Oh, mes petites ! Mes petites ! répétait Mme Bug en pleurant à chaudes larmes. Oh, mes pauvres petites !
Convoqué dans la cuisine, Jem gardait les yeux rivés sur le sol.
— Pardon, murmura-t-il. Je suis désolé.
— Tu peux ! rétorqua Roger. Mais que tu sois désolé ne change rien à la situation,
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