Le prix de l'indépendance
fille Lizzie et ses deux maris (je m’étonnais moi-même d’en être arrivée à penser à Lizzie et aux Beardsley comme si c’était la chose la plus naturelle du monde), étaient tous nécessairement au courant. Il faudrait la montrer à Bobby et Amy Higgins avant notre départ car ils seraient chargés de fabriquer le whisky en notre absence. Arch Bug n’avait pas été informé de son emplacement mais le connaissait sûrement.
Jamie était catégorique : personne ne devait savoir qu’il y avait de l’or à Fraser’s Ridge.
— Si jamais la rumeur se propage, tout le monde ici sera en danger, avait-il déclaré. Tu te souviens de ce qui s’est passé quand ce Donner a raconté que nous possédions des pierres précieuses…
Je ne risquais pas de l’oublier. Je me réveillais encore au beau milieu de la nuit en croyant avoir entendu le rugissement étouffé des vapeurs d’éther s’embrasant, des bris de verre et un fracas de planches arrachées tandis que les vandales saccageaient notre maison.
Dans certains cauchemars, je courais impuissante dans tous les sens, tentant de sauver quelqu’un – qui ? –, mais je ne me heurtais qu’à des portes verrouillées, des murs nus ou des pièces transformées en brasiers. Dans d’autres, j’étais paralysée, incapable de bouger un muscle tandis que les flammes léchaient les murs, dévoraient avec voracité les vêtements de cadavres amoncelés autour de moi, mettaient le feu à une chevelure, se propageaient à mes jupes et s’enroulaient autour de mes jambes en volutes ardentes.
Je ressentais encore une profonde tristesse ainsi qu’une rage puissante et salutaire chaque fois que j’apercevais les vestiges noirâtres de ce qui avait été ma maison ; pourtant, aprèschacun de ces rêves, j’éprouvais le besoin de faire le tour des décombres et de sentir l’odeur fétide de cendres froides afin d’étouffer les flammes qui brûlaient derrière mes yeux.
— Bien ! dis-je. Alors… ? Où ?
Jamie et moi nous tenions près de la laiterie, contemplant les ruines tout en discutant. Je resserrai mon châle autour de mes épaules car la fraîcheur de l’air pénétrait jusque dans mes os.
— Dans la grotte de l’Espagnol, répondit-il.
— La quoi ?
Il me sourit.
— Je te la montrerai, a nighean , dès que la neige aura fondu.
Le printemps était arrivé et le débit du ruisseau ne cessait de grossir. Gonflé par la fonte des neiges et alimenté par des centaines de cascatelles qui se déversaient et rebondissaient sur les versants montagneux, il grondait joyeusement à mes pieds en projetant des éclaboussures. Je sentais les gouttelettes froides sur mon visage ; peu importait car je serais bientôt trempée jusqu’aux genoux. Les berges étaient parsemées de sagittaires et de pontédéries à feuilles en cœur. Arrachées par l’eau montante, certaines plantes étaient emportées en tourbillonnant ; d’autres s’accrochaient désespérément au sol de toutes leurs racines, leurs feuilles ondulant dans le courant. De petits tapis de cresson oscillaient sous l’eau près des berges. Or, les plantes vertes comestibles étaient justement ce que je cherchais.
Mon panier était déjà à moitié rempli de crosses de fougère et de pousses de poireau sauvage. Un bon gros bouquet de jeune cresson tendre et croquant à souhait achèverait de corriger notre carence en vitamine C due au long hiver. Je retirai mes chaussures et mes bas. Après un moment d’hésitation, j’ôtai également mon châle et ma robe et je les suspendis à une branche. Il faisait frais à l’ombre des bouleaux argentés qui bordaient le ruisseau et je frissonnai légèrement. M’armant de courage, je remontai ma chemise et pénétrai dans l’eau.
Ce froid-là était plus difficile à ignorer. Je retins un cri en sentant sa morsure et faillis en lâcher mon panier. Je manquai de glisser sur les pierres, retrouvai mon équilibre puis avançaivers la plus proche tache d’un vert sombre alléchant. Quelques secondes plus tard, les jambes engourdies, j’avais perdu toute sensation de froid dans l’enthousiasme de la cueillette et mon envie de salade.
Une bonne partie de nos réserves de nourriture avaient échappé au feu, étant conservées dans les dépendances : la laiterie, le séchoir à maïs et le fumoir. En revanche, la cave à tubercules avait été détruite et, avec elle, outre les carottes, les oignons, l’ail et les pommes de terre, mon stock
Weitere Kostenlose Bücher