Le prix du sang
encouragea Marie. Voyez.
Elle enleva le cintre de la barre horizontale, amena la cliente devant une glace et plaça la robe devant elle. La couleur sâaccordait aux joues un peu marquées de rose, aux yeux gris très doux.
â En soirée, cela conviendra parfaitement. Si vous accompagnez votre père lors de ses rencontres politiquesâ¦
â Je serai sans doute confinée à la maison, ou alors chez mes tantes.
â Vous saurez bien vous libérer quelques fois, je vous fais confiance. Passez ce petit bijou.
â La couleur?
Elle faisait allusion aux obligations du deuil. La marchande le devina.
â Mettez là tout de même.
La grande fille obtempéra et sâenferma dans la cabine dâessayage. Quand elle sortit, rougissante de se trouver si belle, Marie sâenthousiasma.
â Superbe. Venez.
En quelques pas, elles se rendirent au réduit, le trouvèrent vide, puis découvrirent le député dans le cagibi en train de faire du thé.
â La multitude de vos talents doit inspirer la plus grande confiance à vos électeurs, se moqua la propriétaire pour obtenir son attention. Préparer ainsi le thé à la moindre invitation!
Lâhomme se tourna pour leur faire face, prêt à rétorquer quelque chose sur son désir de se rendre utile. Les premiers mots moururent sur ses lèvres, puis il reprit :
â Françoise, quelle jolie femme tu deviens!
La grande fille rougit et chercha une réponse sans la trouver.
â Je vous lâavais dit, reprit Marie. Cette robe est faite pour vous, ou vous pour elle.
Le député marqua une hésitation. Son interlocutrice comprit et conseilla :
â Allez vous contempler dans le grand miroir. Je vous reviens tout de suite.
Après le départ de sa fille, lâhomme commença, mal à lâaise :
â Les convenances⦠Vous savez que les gens vont jaser si elle écourte la période de deuil.
â Lâété sera bientôt là . Vous avez une très jolie jeune fille. Laissez la vie reprendre le dessus. Elle va découvrir quâelle est belle, que des personnes, et même des cÅurs, sâouvrent à elle.
â Ã seize ans!
â Vous et moi savons quâelle ne se mariera pas cette année. Laissez-la vivre.
Lâhomme pencha la tête vers la bouilloire posée sur le petit réchaud, combattant une nouvelle ondée de larmes.
â Leur mère⦠les aimait tellement.
â Comme toutes deux lâaimaient, et lâaiment encore, nâest-ce pas? Comme vous les aimez.
Lâhomme acquiesça de la tête.
â Exigez la tenue noire lors de la messe et des vêpres, puis relâchez votre attention le reste du temps. Une cécité temporaire au moment opportun, et les yeux grands ouverts le reste du temps.
Après une pause, Marie reprit :
â Vous aimez cette robe?
â Elle est ravissante.
â Pour lui tenir compagnie, je vais en trouver une petite bleue, dans le même esprit.
Elle retrouva sa cliente placée de profil devant la grande glace, la mine soucieuse.
â Regardons maintenant ce que nous avons en bleu. Pour le jour, ce sera du meilleur effet.
Françoise ne protesta guère, donna son avis sur quelques modèles, les compara à la teinte de sa peau afin dâobtenir le plus bel effet. à la fin, elle se retira dans la cabine pour en essayer une. Un moment plus tard, elle entrouvrit la porte et murmura :
â Madame⦠pouvez-vous venir un moment?
Marie occupa lâembrasure de la porte. La jeune fille se tenait debout devant un miroir renvoyant le reflet de lâéchancrure du corsage.
â Vous ne croyez pasâ¦
â Que ce soit trop révélateur? Non, pas vraiment, sauf aux yeux des ursulines. Toutes les personnes de votre âge porteront la même chose, cet été. Elle sâouvre tout au plus sur trois pouces.
Devant lâhésitation de la cliente, elle ajouta :
â Nous prendrons un petit foulard de soie dâun bleu assorti. Quand vous ne serez pas certaine de votre tenue, vous le nouerez autour de votre cou. Venez.
Sur le chemin conduisant à la petite pièce à lâarrière du magasin, la propriétaire fit comme elle avait annoncé. Une Françoise très pudique reçut lâassentiment de son père. De retour près de la cabine dâessayage,
Weitere Kostenlose Bücher