Le prix du sang
elle sâarrêta devant le grand miroir, enleva le foulard et se pencha un peu en avant afin de juger de la quantité de peau révélée par cette posture.
â Vous voyez, vous accrocherez un peu lâÅil, sans plus.
Rougissante, la jeune femme révéla le fond de sa pensée :
â Je nâai pas beaucoupâ¦
Les mots lui manquèrent, Marie compléta pour elle :
â De poitrine? Mais que feriez-vous de rondeurs plus⦠ambitieuses? Déjà à seize ans, vous me dépassez, insista la femme en se mettant à son tour de profil devant la glace.
â Les garçons préfèrentâ¦
Les oreilles cramoisies, elle nâosa continuer.
â Des seins plus gros? Si jamais lâun dâeux est assez grossier pour vous formuler une remarque aussi sotte, dites-lui de se chercher une vache laitière. Car tout mâle obsédé par les mamelles appartient certainement au genre bovin, pas au genre humain.
Françoise plaça sa main gantée devant sa bouche, un peu gênée dâentendre des mots aussi crus.
à leur retour près de la salle servant dâaire de repos aux employées, ils trouvèrent Thalie et sa jeune protégée. Cette dernière arborait un ensemble composé dâune jupe et dâune blouse matelot dans des teintes bleues du plus bel effet. Pour les adolescentes, les vêtements de ce genre demeureraient à la mode encore une bonne dizaine dâannées. Ils autorisaient des activités physiques compatibles avec lââge et les désirs de leur propriétaire.
â Jâai aussi choisi une robe plus habillée, pour les soupers, expliqua Thalie à sa mère.
â Plus longue aussi, tint à préciser Amélie.
Marie tourna la tête vers Paul Dubuc, qui déciderait ultimement de la garde-robe de sa progéniture.
â Le tout nous convient parfaitement, aux filles et à moi.
Quelques instants plus tard, la marchande sâinstallait à table avec ses clientes alors que Thalie regagnait ses dentelles. Françoise prit sur elle de servir le thé. Pendant une petite demi-heure, la conversation porta sur la vie au pensionnat, et surtout, sur les grandes vacances toutes proches. Plus tard, au moment où le politicien sâapprêtait à payer ses achats, Marie remplaça Mathieu derrière la caisse. Le jeune homme montra tout son savoir-faire en pliant soigneusement les vêtements pour les mettre dans de grands sacs de papier kraft. Il en tendit deux à la plus âgée en disant :
â Voilà de très jolies robes, mademoiselleâ¦
â Françoise.
â Sur vous, elles seront plus belles encore. La bleue, avec le foulard de soie, vous ira à ravir.
Les oreilles de la cliente passèrent au cramoisi, alors quâun « merci » balbutié franchissait à peine la barrière de ses lèvres. La propriétaire du commerce apprécia la scène avec un sourire. Depuis un an ou deux, Mathieu risquait quelques mots de ce genre à lâintention des clientes à la fois jeunes et jolies. Cette fois, sa voix témoignait dâune pointe dâémotion.
Près de la porte, au moment de sortir, Paul Dubuc tendit la main, lui aussi plus troublé que la situation ne le demandait.
â Chère Madame, je vous suis très reconnaissant, à la fois pour les paroles prononcées hier et aujourdâhui.
â Jâespère que les quatre robes comptent aussi un peu dans cette reconnaissance.
Lâhomme rougit et baissa la voix pour répondre :
â Je pense que ces vêtements représentent pour vous et moi une bonne affaire. Les mots venaient du cÅur et ils sont allés au cÅur.
Les deux jeunes filles saluèrent Marie à leur tour, puis le trio disparut dans la rue de la Fabrique. Elle contempla la porte un instant et toussa légèrement pour se donner une contenance. Un client lâavait touchée de la sorte en 1908. Au moment de se retourner, elle découvrit les yeux de ses enfants, rieurs, posés sur elle.
* * *
De plusieurs façons, la guerre européenne sâavérait bénéfique aux affaires. La production des fournitures militaires et lâexportation de produits de première nécessité aux pays belligérants permettaient de faire fonctionner les ateliers, les manufactures et les fermes à leur pleine capacité.
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