Le prix du sang
Tu tiens vraiment à venir passer tes soirées avec ces héros de la fière Albion?
De nouveaux jurons fusèrent en guise de réponse. à la fin, le député de Montmagny abdiqua :
â Nous allons le boire au Château , ce fameux verre?
Ãdouard acquiesça, heureux de quitter ces parages où dominaient les uniformes kaki.
* * *
Le lendemain, en milieu dâaprès-midi, le député Dubuc agite de nouveau la clochette de la porte dâentrée. Derrière lui venaient deux jeunes filles vêtues de lâuniforme du couvent des ursulines. La plus âgée, Françoise, dépassait Thalie dâun pouce ou deux. Châtaine, les traits réguliers, placide, sa timidité la faisait rougir comme la couventine quâelle était. Amélie, de deux ans sa cadette, ouvrait de grands yeux curieux sur les merveilles du commerce.
Mathieu, derrière la caisse enregistreuse, accueillit le trio. Les pères, plus que les mères, déliaient volontiers leur bourse au moment de parer leurs filles. Le collégien, dont les lectures bravaient les interdits de lâÃglise, songea au petit médecin viennois du nom de Freud. Celui-là proposerait sans doute une interprétation troublante de ce phénomène.
â Monsieur Dubuc, intervint Marie en sâapprochant prestement, la main tendue. Je constate que vous avez pu libérer ces charmantes personnes de leur garde-chiourme.
Le politicien serra la petite main, sâémut à nouveau du contact de la peau contre la sienne.
â Comme vous lâaviez prévu, elles nâont pu sâopposer à la volonté dâun représentant du peuple.
â Lequel paie sans doute le prix fort pour les laisser sâoccuper de lâéducation de ses filles. Elles aussi, au fond, sont de simples marchandes, et vous, lâune des personnes qui leur permettent de subsister de leur commerce.
Dix-sept ans de mariage avec un anticlérical comme Alfred laissaient des traces : certaines des remarques les plus abrasives du défunt sortaient maintenant de la bouche de sa veuve. Elle se tourna, souriante, pour tendre la main à lâaînée des enfants.
â Vous devez être Françoise. Si je ne me trompe pas, ajouta-t-elle à lâintention du père, cette jeune personne est plus grande que vous le disiez. Sur sa beauté, vous aviez cependant raison.
Le petit mensonge pieux fit rougir à la fois la fille et lâauteur de ses jours. La marchande se tourna ensuite vers la cadette pour prendre sa main.
â Et voici Amélie, elle aussi tout à fait ravissante.
Marie saisit ensuite chacune des filles par un bras et se dirigea vers le présentoir des dentelles pour demander à Thalie :
â Veux-tu tâoccuper de cette nouvelle cliente? Son père souhaite lui offrir une robe⦠Mais monsieur Dubuc, ne pensez-vous pas quâune seule robe, ce sera trop peu?
â Elle a déjà des robesâ¦
â Les vêtements de lâété dernier ne lui feront plus. Puis, à son âge, les vêtements allant aux genoux ne conviennent plus.
â Deux robes, abdiqua le père.
à quatorze ans, Amélie devait commencer à cacher ses mollets. Thalie résuma la situation en précisant :
â Quelque chose de pratique, pour les après-midi, et une autre plus⦠élaborée pour le soir?
â Votre choix sera parfait, approuva le père.
La fille de la marchande posa sa main dans le dos de lâadolescente afin de la conduire vers les étals de vêtements convenant à des clientes de son âge. Le député Dubuc remarqua en les regardant sâéloigner :
â Cette personne pourrait être votre jumelle.
â Voilà que nous avons un véritable politicien parmi nous, toujours près à flatter! sâesclaffa Marie. Souvenez-vous, je nâai pas le droit de vote, vous gaspillez votre salive. Allez nous attendre dans la petite salle que vous avez découverte hier. Si lâennui vous prend, préparez un peu de thé.
Lâhomme fit comme on le lui disait. La marchande prit le bras de Françoise juste sous le coude pour lâamener près des présentoirs chargés de robes. Tout de suite, un chiffon de couleur pêche retint lâattention de la couventine.
â Je crois que ceci⦠commença-t-elle.
â La teinte est parfaite,
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