Le prix du sang
des cigarettes saisissait à la gorge. Des militaires sâentassaient au coude à coude dans un espace assez réduit, un verre de gin ou de whisky à la main, évoquant haut et fort les actes dâhéroïsme qui les attendaient sur les champs de bataille des Flandres.
â Ce ne sont ni des miliciens ni même des Québécois, fit valoir lâinvité.
â Les miliciens nâosent plus se présenter devant ces vrais soldats. Les amateurs cèdent la place aux professionnels.
Les avocats, les médecins, les notaires et les boutiquiers, membres des vieux régiments formés à lâépoque de la fédération canadienne, désertaient les lieux au profit des officiers de la Citadelle ou du camp de Valcartier. Lavergne arborait fièrement lâuniforme dâapparat de son unité, fait sur mesure; un vêtement suranné et terriblement élégant, comparé au kaki.
â Tu te rends compte, ces vieux idiots édentés ont osé voter mon expulsion de ce club, se lamenta le politicien.
â Après avoir crié à lâAssemblée, puis lors de réunions populaires : « Que périsse lâAngleterre ». Tu fais maintenant semblant dâêtre surpris? Cela me paraît un motif suffisant. Après tout, je suppose que tu as prêté un serment dâallégeance au roi, au moment de revêtir cet uniforme.
â Tu prends leur parti, maintenant?
Les membres du Club de la garnison avaient voté sur lâopportunité de se séparer de leur membre le plus turbulent. Près des deux tiers dâentre eux trouvaient lâamputation désirable.
â Je ne prends le parti de personne. Si tu es vraiment contre la participation à la guerre, que fais-tu dans ces lieux, et avec ce déguisement? Sauf pour le plaisir de jouer à la mouche du coche, de provoquer, je ne vois aucun motif.
â Je suis membre de la milice pour défendre le Canada, pas pour participer aux guerres étrangères.
Lâentêtement de cet homme demeurait incompréhensible. Ãdouard remarqua quelques officiers en conciliabule. Ils jetaient des regards désapprobateurs dans leur direction. Les visages peu amènes laissaient prévoir une intervention prochaine. Un petit serveur chauve vint bientôt vers leur table pour déclarer à voix basse :
â Monsieur Lavergne, votre nom ne figure plus sur la liste des membres de ce club. Je vous prie de sortir dâici.
â Vous me connaissez, je suis membre depuis des annéesâ¦
â Vous ne lâêtes plus. Veuillez sortir sans faire dâhistoire.
Ãdouard surveillait trois militaires qui, de leur côté, ne quittaient pas le politicien des yeux.
â Armand, nous ferions bien de déguerpir en vitesse.
â Pas du tout, ces gens-là nâont pas le droit de me chasser.
â Je suis sérieux, mieux vaut partirâ¦
Le petit serveur sâapprêtait à insister lui aussi. Lâun des officiers ne lui en laissa pas le temps.
â Sir, are you called Lavergne?
Le député de Montmagny leva les yeux sur un homme grand, bien bâti. Sa lèvre supérieure sâornait dâune moustache rousse et ses yeux bleus, très pâles, paraissaient presque blancs.
â I beg your pardon?
â You are Lavergne!
La prononciation de lâhomme rendait le patronyme à peu près méconnaissable. Deux autres militaires encadraient le premier. Lâinstinct du politicien lui fit douter du fair-play de ses interlocuteurs. Le moment semblait peu propice pour une discussion sur la liberté dâexpression en temps de guerre.
â No, no. I do not know the manâ¦
Ils le regardèrent, profondément sceptiques, puis se retirèrent après un moment dâhésitation. Le serveur contempla lâhomme, puis fit, ironique :
â Si vous nâêtes même pas Lavergne, cela vous donne encore moins le droit dâêtre ici. Alors quittez sans faire dâhistoire⦠Ou alors je pourrai détromper ces messieurs.
Lâintrus laissa échapper un chapelet de jurons entre ses dents, mais se leva bien vite pour se diriger vers la porte.
â Les salauds, je vais les poursuivre, ragea-t-il en mettant les pieds dehors. Ils nâont aucun droit de me chasser comme un malpropre. Je paie ma cotisation depuis des années.
â Cela te donnera quoi?
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