Le prix du sang
tellement. Seule une femme comprend vraimentâ¦
Plutôt que de continuer la phrase, il se tamponna à nouveau les yeux.
â La seconde a quel âge?
â Quatorze ans.
â Revenez avec elles demain. Si vous acceptez dây mettre quelques dollars, ce seront les plus charmantes jeunes filles du Bas-Saint-Laurent.
Il marqua une hésitation, puis chuchota :
â Les ursulines sont intraitables à propos des sorties.
â Voyons, elles nâont même pas le droit de vote. Devant un député, membre de lâéquipe au pouvoir en plus, elles les libéreront certainement pendant deux heures, demain après-midi.
Un sourire malicieux soulignait ces paroles. Les détenteurs du pouvoir politiques reculaient-ils devant des vierges acariâtres revêtues de costumes dâun autre âge?
â Je verrai ce que je peux faire⦠Peut-être quâen mettant une échelle contre la muraille, je les libérerai.
Lâhomme se leva, à nouveau mal à lâaise. Marie lâaccompagna et ouvrit la porte du réduit. Au moment de sortir, il prononça :
â Je vous remercie beaucoup. Vous êtes gentille de mâavoirâ¦
Le rouge aux joues, il sâemmêla, ne sachant comment conclure un échange de ce genre.
â Ce nâest rien. Je garde toujours des tasses de thé imbuvables pour les situations délicates.
Au moment de sâapprocher de la sortie, il continua :
â Vous savez, tous ces pleurs⦠Je me sens terriblement ridicule, un peu idiot en fait.
La marchande posa sa main droite sur la gauche du client. La peau nue, douce et tiède, surprit le visiteur.
â Monsieur Dubuc, quelques qualificatifs me sont bien venus en tête en vous voyant pleurer sur la mort de votre épouse et la tristesse de vos filles. Croyez-moi, les mots « ridicule » et « idiot » ne figuraient pas dans la liste. En vérité, ils ne seraient dans la liste dâaucune femme, et dâaucun homme ayant juste un peu de cÅur.
Les larmes revinrent aux yeux du député. Il prit la main de la marchande dans les siennes et laissa échapper un « merci » ému avant de se sauver vers la porte. à deux pas, Thalie se débarrassait de son chapeau de paille et de sa veste, toute disposée à donner un coup de main en attendant lâheure du souper.
â Qui était cet homme? questionna-t-elle, un sourire en coin.
â Un client. Le député de Rivière-du-Loup.
â Il nâa rien acheté.
â Il reviendra demain avec ses filles.
Thalie dépassait maintenant sa mère dâun bon pouce. Elle demeurait une femme de petite taille, mais cela ne la rendrait jamais moins désirable.
â Les clients ont droit à notre petite salle de repos, à notre mauvais thé, et ils pleurent devant toi?
Les yeux de lâadolescente, ou plutôt de la jeune femme, demeuraient rieurs. Si des jeunes gens venaient au magasin avec le seul espoir de lui conter fleurette, les plus âgés ne négligeaient pas dâadresser des Åillades et des mots gentils à sa mère.
â Ne dis pas de sottises, conclut Marie. Cet homme pleure sa femme, décédée de tuberculose lâautomne dernier, et il a deux filles aujourdâhui aussi dévastées que tu lâas été à lâété 1914.
« Nâempêche, pensa Thalie en regagnant son poste parmi les rubans et les dentelles, exprimer des paroles de réconfort ne signifie pas lâabsence dâintérêt. »
* * *
Le Club de la garnison, fondé en 1879, se dressait tout près de la porte Saint-Louis, dans la rue du même nom. Ses membres jouissaient de lâinsigne privilège dây recevoir des invités. Cela rassurait Ãdouard à demi seulement. Son meilleur habit de soirée paraissait terriblement civil au milieu de tous ces uniformes. Des regards peu amènes se posaient sur lui.
â Je suppose quâils trouvent insupportable de voir un homme de mon âge, bien portant, habillé autrement quâen kaki. Tous ces gens ne distribuent pas des plumes blanches; ils paraissent sur le point de me coller le dos au mur pour me fusiller.
â Nâexagère pas, tout de même, grommela Armand Lavergne en lâentraînant vers une table.
Dans le bar aux boiseries sombres, la fumée des pipes, des cigares et
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