Le prix du sang
regarda le gros garçon sur ses genoux et lui caressa la joue du bout des doigts avant de prononcer dans un babil enfantin :
â Voyons, ce petit ange ne souhaite pas dormirâ¦
Elle se pencha pour déposer des baisers bruyants dans son cou et continua :
â Tu veux rester avec nous, mon bonhomme, nâEst-ce pas?
Les gazouillis heureux témoignaient de la préférence de lâenfant. Ses deux mains potelées sâaccrochèrent dans les cheveux blonds, sa bouche édentée, béatement ouverte, laissa échapper un filet de salive.
Ces moments de joie domestique ne contaminaient guère les hommes de la maison. Une nouvelle fois lors dâun repas dominical, les copies des journaux du samedi traînaient au milieu de la table. Depuis des mois, les Canadiens français amélioraient leurs connaissances de la géographie de lâest de la France. Le mot « Courcelette » sâétalait en première page, sur toute sa largeur. Le 22 e bataillon, composé de compatriotes, avait participé à une offensive dans le cadre de la bataille de la Somme. Au terme de lâinitiative, le commandant, Louis-Thomas Tremblay, avait écrit : « Si lâenfer est aussi abominable que ce que jâai vu, je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi dây aller. »
â On parle de vingt-quatre mille « pertes ».
La traduction de casualties ne faisait plus vraiment de mystère pour personne. Dâhabitude, cela signifiait environ un tiers de tués, les autres étant blessés assez gravement pour être évacués de la ligne de front.
â Les nôtres ont montré toute la mesure de leur courage, commenta Fernand. Dans les journaux dâhier, les commentaires ont été élogieux, dâun océan à lâautre.
â De la propagande, opposa Ãdouard, pour nous inciter à nous enrôler pour suivre le glorieux exemple de ces héros. Nous sommes si peu nombreux en Amérique, si nous participons en grand nombre à des boucheries comme celle de Courcelette, nous finirons par disparaître.
Lâhypothèse dâune grande conspiration afin de transformer les Canadiens français en chair à canon pour les champs de bataille européens connaîtrait une belle popularité, au point que chacun finirait par oublier la véritable proportion de ceux-ci parmi le contingent : peut-être cinq pour cent.
â Ce qui mâinquiète surtout, intervint Thomas à son tour, câest le rythme du recrutement volontaire. Celui-ci sâavère bien moins rapide que la progression des pertes. Ce genre de mathématique alimentait de nombreux éditoriaux. La conclusion venait tout de suite : seule la conscription apporterait une juste solution.
â Ils nâarrivent pas à comprendre que la meilleure contribution de la province de Québec, câest la production industrielle, affirma encore le fils de la maison.
â Nous sommes faits pour les emplois mal payés dans le textile et la chaussure, et eux, pour lâhéroïsme sur les champs de bataille? intervint Fernand sur le ton de la dérision. Réfléchis un peu, seuls des gens comme Bourassa et Lavergne feignent de croire à des sottises pareilles.
Il jeta un regard vers son fils, sa meilleure assurance contre la conscription. Puis, Eugénie se montrerait bientôt à nouveau encline à recevoir ses avances.
â La dernière trouvaille des politiciens conservateurs dâOttawa est de nous priver de notre part des contrats de production de guerre. Ils souhaitent nous accorder des emplois en proportion des enrôlements de nos enfants.
En disant ces mots, Thomas secouait la tête de dépit. Ãlisabeth leva les yeux pour supplier :
â Ne dis pas des choses aussi cruelles. Pas devant lui.
Comme si un bébé de cet âge comprenait quoi que ce soit à la folie des hommes. Des gazouillis baveux la détrompèrent très vite.
â Selon tes amis libéraux, questionna Ãdouard, la mesure viendra-t-elle bientôt?
Il faisait allusion à une loi sur le recrutement obligatoire pour le service en Europe.
â Borden essaie de temporiser, de calmer lâimpatience des impérialistes parmi ses hommes, répondit le père. Mais lâampleur des pertes, combinée à la demande des pays alliés pour obtenir des renforts, le
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