Le prix du sang
étonné.
â Je mâexcuse, jâai manqué de tact. Je comprends que lâon doive parfois accepter même lâinsupportable. Au fond, jâai eu beaucoup de chance. Mais dites-moi, les élèves de dernière année nâont-elles pas parfois des permissions de sortie?
â ⦠Parfois.
â Si vous mây autorisez, je pourrais vous accompagner en ville. Il y a ici un salon de théâ¦
Françoise garda ses yeux gris dans ceux, dâun bleu profond, de la jeune fille.
â Je pourrais toujours dire que je rejoins papa, répondit-elle. Cela leur semblera plus naturel⦠Nous sommes surveillées de très près.
â Merci dâaccepter. Je serai heureuse de vous revoir.
Thalie retira sa main, puis ajouta de son habituel ton enjoué :
â Puis, mon grand frère pourra vous écrire, comme il le faisait cet été. Je suppose que ses cours de droit lui laisseront un peu de loisirs.
â Les lettres sont ouvertesâ¦
â Cela sera encore plus amusant. Il pourra signer de mon nom, chercher à dire des choses entre les lignes. Sâil commençait toujours en mettant « Très chère cousine Françoise », elles nây verraient rien de mal.
Mathieu échangea un regard avec sa sÅur, touché de la voir proposer son amitié à cette jeune fille pour lui faire plaisir. Il ajouta en souriant, taquin :
â Si je signe du nom de Thalie, je pourrai même ajouter un « X ». Cela semblera tout naturel, une bise entre cousines.
â Je supposeâ¦, admit la couventine. De votre côté, continua-t-elle, soucieuse de changer de sujet, votre séjour à lâuniversité vous réjouit-il?
â Toute personne capable dâendurer le cours classique peut survivre aux études de droit. Imaginez, des leçons tous les matins et lâaprès-midi pour étudierâ¦
à lâautre bout de la table, Paul arrivait à commenter les derniers événements politiques dâune voix égale. Sous la table, à lâabri de la nappe, le dessus de son pied droit servait de support à la cheville de Marie. Il intervint à lâintention du garçon :
â Le plus utile pour vous serait de trouver un emploi de clerc chez un avocat talentueux de la ville. Au rythme de deux heures par jour, cela complétera bien les cours. Bien sûr, ces deux heures ne vous vaudront aucun salaire pendant la première, et sans doute aussi la seconde année.
â ⦠à part le notaire de mes parents, je ne connais personne dans ce milieu.
â Souhaitez-vous vous spécialiser dans les contrats de mariage et les testaments?
â Pas vraiment.
En réalité, Mathieu choisissait un peu le droit à lâaveuglette, partageant simplement la conviction dâAlfred que cela le préparerait bien « aux affaires ».
â Me permettez-vous de dire un mot à mes collègues à votre sujet?
â Ce serait vraiment très gentil.
à ce moment, Marie fit doucement glisser le bout de sa bottine vernie contre le mollet de son compagnon.
* * *
LâUniversité Laval formait, avec les Petit et Grand Séminaires, un complexe éducatif voué à la production des élites canadiennes-françaises. Il sâagissait dâune grande bâtisse de pierre grise surmontée dâun clocheton dont la façade donnait sur la rue Port-Dauphin. En ce 4 septembre, le toit de tôle brillait sous les éclats obliques du soleil.
Mathieu trouva sans trop de mal la grande salle, se mêla à la petite foule des nouveaux étudiants, pour lâimmense majorité des fils de notables de lâest de la province. Il reconnaissait chez plusieurs dâentre eux des condisciples des huit dernières années du cours classique. Il les avait croisés pour la dernière fois lors de la remise des baccalauréats ès arts du Petit Séminaire, le diplôme dâenseignement secondaire donnant seul accès à lâuniversité. Les autres venaient de collèges ou de séminaires diocésains, de Rimouski à Nicolet, de Trois-Rivières à Chicoutimi.
M gr François Pelletier, le recteur de lâuniversité, sanglé dans une soutane violette, monta bientôt sur la scène, entouré des divers doyens de faculté.
â Messieurs, commença-t-il dâune voix suave, je
Weitere Kostenlose Bücher