Le prix du sang
pourrissant du mal des tranchées, il chierait dans son froc en attendant lâordre de se lancer à lâattaque sous une pluie de balles allemandes.
Ãdouard continua son chemin vers le banc. Le militaire leva finalement les yeux sur lui, esquissa un sourire méprisant et prononça à haute voix et en anglais à lâintention de Clémentine :
â Ne me dis pas que tu préfères passer la soirée avec ce lâche?
La jeune femme rougit et regarda son compagnon avant de déclarer dans la langue de lâimportun :
â Laisse-moi tranquille, Ã la fin.
â Regarde-le dans son petit veston bien coupé, avec son joli chapeau de paille. Un couard bien caché à lâarrière, pendant que les hommes vont se battre pour leur pays.
Une bouteille dans chaque main, les doigts crispés sur le verre, Ãdouard sentit une rage sourde monter en lui. Le volontaire cria à lâintention de ses camarades, eux aussi en train de conter fleurette à des jeunes filles malgré la présence dâun cavalier :
â Vous avez vu ce bellâtre? Un autre de ces Canadiens français trop peureux pour se battre.
Sans réfléchir, Ãdouard lança la bouteille de limonade quâil tenait dans sa main droite. Le projectile tourna sur lui-même, se vida dâune partie de son contenu sur la robe de Clémentine et rata sa cible de beaucoup.
â Tiens, il te pousse des couilles, maintenant, ricana lâautre. Tu veux te battre enfin?
Le premier geste de violence déclencha une réaction en chaîne. Les hommes qui enduraient la présence des soldats autour de leur belle depuis quelques minutes commencèrent à les bousculer. Un premier coup de poing partit et un ouvrier de la chaussure sâétala sur le dos, deux dents en moins sur le devant de la bouche.
Le petit bourgeois de la Haute-Ville vit son propre opposant contourner le banc et venir vers lui avec détermination. à distance, le sifflet dâun policier se fit entendre, strident. Le poste de police se trouvait tout près, lâintervention serait rapide. Pas assez, toutefois, pour empêcher plusieurs mauvais coups dâatteindre leur cible. Nerveusement, Ãdouard prit la seconde bouteille de limonade comme une massue et fit le geste de frapper son adversaire à la tête alors que le contenu se vidait dans sa manche.
Une vie trop confortable privait lâhéritier Picard de certains apprentissages de base. Dans un combat à mains nues, des règles sâimposaient dâelles-mêmes. Lâéchange de coups demeurait bref et lâun des protagonistes se laissait choir sur le sol sâil se sentait battu, mettant ainsi fin à la bagarre.
Toutefois, le combattant utilisant autre chose que ses mains ne méritait aucun fair-play . Le militaire évita sans mal la trajectoire circulaire de la bouteille et décocha son poing dans lâestomac de son adversaire. Celui-ci se plia en deux, répandit les vestiges de son dîner en partie sur ses vêtements, le reste sur lâherbe, et encaissa un autre impact sur le côté de la tête, assez violent pour faire se dérober ses genoux sous lui. Puis, un pied lancé avec force atteignit son entrejambe. Lâinstinct de se recroqueviller ne lui permit pas dâéviter complètement lâimpact.
â Non, arrêtez! Je vous en prie, arrêtez!
Ãdouard, dans un brouillard, aperçut la jupe de serge de Clémentine, un bout du jupon blanc et les bottines noires. Les pieds du soldat sâagitèrent dangereusement près de son visage. Un coup de ce genre risquait de lâestropier sérieusement.
â Ce peureux fait dans sa culotte.
â Arrêtez, ne lui faites pas de mal.
Elle posa ses mains sur la poitrine kaki, pour le faire reculer, tout en emmêlant les mots anglais et les mots français. Lâhomme se calma un peu, puis se pencha pour crier :
â Couard! Heureusement que tu as une femme pour te défendre.
Puis, insulte suprême, un long jet de salive atteignit sa joue. Il vit les jambes masculine sâéloigner. Clémentine sâaccroupit près de lui dans un froufrou de serge bleu et de coton blanc.
â Est-ce quâil tâa fait mal?
Quelle question idiote! Ãdouard gémit en se tordant sur le sol, les deux mains à la jonction de ses cuisses. Elle sortit un mouchoir de son
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