Le prix du sang
chemins de fer recevaient une attention particulière, car un attentat risquait dâentraver le commerce pendant un long moment. Le Royaume-Uni se trouvait de plus en plus dépendant des importations pour nourrir sa population et continuer son effort de guerre.
â Ils ne peuvent tout de même pas tout surveiller, insista Ãdouard. Un seul bâton de dynamite bien placé, et toute lâopération dâaujourdâhui serait un échec.
â Selon ce que jâen sais, au cours des derniers jours, tout a été soigneusement inspecté par des ingénieurs et des militaires. Pas une poutrelle, pas un rivet laissés de côté⦠Tu veux un peu de café?
Au moment de quitter la maison, un peu après cinq heures, la cuisinière avait remis un thermos à Thomas. Ces bouteilles, produites en Allemagne dâabord, puis très vite un peu partout dans le monde, conservaient la chaleur ou le froid des liquides pendant quelques heures. Si cela permettait de faire cesser les allusions à des attentats, il remercierait la grosse dame de nouveau ce soir.
à huit heures cinquante, dans un crissement de métal, les crics hydrauliques posés sur les bras cantilevers furent actionnés pour la première fois. La travée centrale sâéleva de deux pieds. Le mouvement échappa pourtant aux spectateurs les moins avertis. De longues minutes sâécoulèrent encore avant lâeffort suivant. Au troisième, soulevé de six pieds au total, le rectangle métallique dégagea les barges. Les remorqueurs sâéloignèrent rapidement, à toute vapeur.
Pendant très longtemps, alors que les centaines de curieux retenaient leur souffle, la travée demeura immobile. Vers dix heures, elle recommença sa lente ascension. Trente minutes plus tard, elle se trouvait à vingt pieds au-dessus de la surface de lâeau. Au moment de parcourir encore deux pieds, un crissement se fit entendre. Les hommes debout sur le rectangle de métal sâaffolèrent un peu, crièrent à ceux qui, des dizaines de verges plus haut, dirigeaient la manÅuvre. Après une minute, la structure se décrocha pour choir lourdement dans les flots, soulevant une immense gerbe dâécume dans un bruit mat. Le « Oh! » de terreur, sorti de milliers de poitrines, couvrit à la fois le bruit des équipements qui, arrachés aux bras cantilevers, tombèrent aussi dans le fleuve, et les cris des ouvriers entraînés avec eux. Le moment de stupeur passé, Ãdouard murmura dâune voix blanche :
â Tu vois, je te lâavais dit.
Longtemps, Thomas demeura silencieux, figé par lâhorreur de la scène. Enfin, il grommela :
â Tu as raconté les mêmes sornettes lors de lâincendie du Parlement. En conséquence, je préfère attendre les résultats de lâenquête publique. Allons au magasin.
Ce second accident entraîna un bilan moins terrible que le premier avec ses treize victimes. Les amateurs de théories du complot seraient à nouveau déçus : une pièce du mécanisme de levage ayant cédé, le déséquilibre résultant de lâincident avait suffi pour envoyer lâimmense structure dans le fleuve.
13
Non seulement Eugénie connut-elle un accouchement sans histoire grâce aux soins experts de Charles Hamelin, mais à la mi-septembre, son garçon, Antoine, maintenant âgé de sept mois, criard et joufflu, paraissait tenir de son père. Cela ne semblait guère la réjouir. Heureusement, Jeanne se montrait disposée à se muer en gouvernante pour les quelques années à venir.
Les visites bimensuelles chez ses parents avaient repris au mois dâavril précédent, à lâimmense plaisir de grand-maman Ãlisabeth. Ãdouard se plaisait dâailleurs à lâappeler «mémère » à lâoccasion. Chaque fois, elle lui adressait un grand sourire, comme sâil la gratifiait dâun compliment rare, et commentait : « Maintenant, câest ton tour de me faire ce bonheur. »
Eugénie, de son côté, se révélait encline à limiter tout contact avec sa progéniture, le sien comme celui des autres :
â Le mieux serait de le remettre dans son berceau pour le laisser dormir. Sinon, je devrai lui donner le sein de nouveau.
La maîtresse de maison
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