Le prix du sang
forceront à agir.
Pendant un moment, chacun fit semblant de sâintéresser au repas. à la fin du second service, Ãdouard laissa tomber :
â à mon âge, je devrais commencer à penser sérieusement au mariage.
Thomas échangea un regard avec sa femme. Eugénie esquissa un sourire ironique, puis contempla son enfant sur les genoux de sa belle-mère avant de sâexclamer :
â Cela ne posera pas de difficulté. Tu vois cette secrétaire depuis combien de temps? Plus de deux ans?
Ãdouard retrouva sans mal le visage familier de ses jeunes années, à lâépoque où lâarrogante petite impératrice aimait le traiter dâimbécile.
â Dâabord, elle est commis à la facturation, pas secrétaire. Puis, toi, tu as attendu sept ans avant de te décider. Ne viens pas commenter ma lenteur en ce domaine.
Thomas posa brutalement son couteau sur la table, au point de faire sursauter Antoine. Le frère et la sÅur se concentrèrent sur leur assiette. Seule Ãlisabeth remarqua la colère dans les yeux de Fernand Dupire.
* * *
Lâatmosphère morose du dîner dominical permit à Ãdouard de sâesquiver bien vite pour rejoindre lâappartement de la rue Saint-Anselme. Clémentine, désireuse de profiter des derniers jours un peu cléments de la saison, proposa une promenade dans le parc des Champs-de-Bataille. La trop grande proximité de la rue Scott découragea son compagnon. Alors quâils marchaient plutôt en direction du parc Victoria, la jeune fille affichait une mine songeuse. Lentement, ses espoirs dâun mariage avantageux sâeffritaient. Son amant la mettait entre parenthèses, en quelque sorte, lui refusant à la fois dâaccéder à son propre univers, et dâentrer dans le sien.
Ce jour-là , il arborait une mine maussade, un visage buté dâenfant gâté. Le bras auquel elle sâaccrochait demeurait raide et les réponses à ses questions, brèves. Ils parcoururent finalement les allées ombragées en silence. Des dizaines de couples faisaient de même. Tous, put constater la jeune femme, offraient un visage heureux, satisfaits de se trouver ensemble.
En fin dâaprès-midi, quelques membres de la Garde Champlain sâinstallèrent sur la gloriette de forme octogonale avec leur instrument et firent entendre les premières notes. Ãdouard sâarrêta près dâun banc pour proposer :
â Garde-moi une place, je vais chercher de quoi boire.
Quelques minutes lui suffirent pour se rendre au kiosque et revenir avec deux limonades. Lâhomme sâarrêta sous les arbres et contempla sa compagne de loin. Un soldat se penchait vers elle pour lui parler à lâoreille. Si, tout lâaprès-midi, quelques volontaires avaient profité du temps radieux, soudainement, ils se faisaient plus nombreux. Des recrues devaient avoir reçu une permission de sortie pour la soirée. Les abords de la gare se révélaient désormais moins sûrs, le verre brisé de quelques vitrines encombrerait les trottoirs le lendemain matin.
Clémentine secouait la tête en riant et le militaire se montrait insistant, sans toutefois devenir franchement déplacé. La scène se répétait sans cesse, la silhouette fine, les yeux bleus, les cheveux blonds dépassant du chapeau de paille agissaient toujours de la même façon sur les hommes. La jalousie toucha Ãdouard. Malgré la peur du scandale, la crainte du péché, les regards réprobateurs des autres posés sur eux, Clémentine lui appartenait. Elle sâabandonnait à ses désirs, se pliait à sa volonté, oubliait tous les autres, et toutes les règles.
Dâun autre côté, sa conquête envoyait les factures de la Quebec Light, se passionnait pour de mauvais magazines et sâextasiait sur les sirupeuses idylles publiées en feuilleton dans les journaux. La politique lui semblait assommante alors que ses sujets de conversation demeuraient sans intérêt. Les hommes quâelle tenait à distance, pour se garder disponible pour lui, travaillaient soixante heures par semaine pour vingt, tout au plus trente dollars. Ou encore, ils portaient un uniforme kaki comme celui-là . Ce soldat pouvait bien lui susurrer des propositions scabreuses à lâoreille, dans trois mois, les pieds
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