Le prix du sang
doute, malgré les affirmations de sa femme. Les rapprochements physiques sâestomperaient de façon dramatique, puis disparaîtraient.
Son verre de whisky à la main, il contempla longuement les ombres de la rue déserte. Septembre sâachevait déjà . Bientôt, ce serait le second anniversaire de son mariage. Le souvenir de sa « grande demande » amena un rictus dépité sur ses lèvres. Heureusement, un bruit familier lui parvint de lâescalier. Il se dirigea vers le meuble contenant les bouteilles et les verres, versa un sherry alors que Jeanne gagnait son fauteuil habituel.
â Profitez-en, commenta-t-il en lui tendant le verre. Si M gr Bégin mène à bien sa campagne en faveur de la prohibition, bientôt, nous aurons du mal à nous procurer de lâalcool.
Lâhomme sâinstalla sur le canapé et posa son propre verre sur une table basse.
â Le cardinal souhaite la tenue dâun référendum sur cette question?
â Oui. La population se prononcera sur la pertinence dâétablir la prohibition de la vente dâalcool sur le territoire de la ville.
â Même si cela se passait, les gens pourront toujours aller dans une ville voisine afin de faire leurs provisions. Cela ne posera pas de difficulté pour vous.
Elle prenait lâaffirmation au pied de la lettre, comme si son employeur craignait vraiment de se voir priver de ces boissons.
Depuis lâadoption de la Loi Scott au siècle précédent, une municipalité pouvait bannir la vente dâalcool de son territoire. En cas de victoire des « secs » sur les « mouillés », le gouvernement fédéral nâaurait dâautre choix que dâadopter un arrêté en ce sens, limité au territoire de la ville.
â Que pensez-vous dâune mesure de ce genre? questionna Jeanne, hésitant maintenant à avaler le contenu de son verre.
â Je sais que dans beaucoup de ménages, et pas seulement chez les ouvriers, des pères de famille condamnent leurs enfants à la faim en buvant leur paie.
Le signe dâassentiment de la domestique passa inaperçu dans lâobscurité. Ce scénario, de même que les scènes de violences aveugles résultant parfois des abus, lui étaient familiers.
â Mais la plupart des gens demeurent très raisonnables, comme vous et moi. Faut-il nous priver de prendre un coup une fois de temps en temps sous prétexte que certaines personnes nâarrivent pas à se contrôler?
â ⦠Vous voterez donc avec les « mouillés » si cette consultation a lieu?
â Oui, sans doute.
â Et votre père?
Le ton de la jeune femme trahissait son amusement. Le vieux notaire et sa femme lui rappelaient les grenouilles de bénitier de son village natal.
â Il votera certainement avec les « secs ».
Fernand vida son verre, puis résista à la tentation de sâen verser un autre tellement il tenait à figurer parmi les gens raisonnables évoqués un instant plus tôt. Après une longue pause, elle chuchota :
â Les journaux ajoutent sans cesse de nouveaux détails affreux au sujet de la grande bataille.
â Courcelette? Oui, je sais. Les correspondants de guerre européens livrent lentement leurs histoires, les journaux dâici les reprennent au fur et à mesure de la réception des communications télégraphiques. Ce sera pire encore quand les publications britanniques et françaises arriveront jusquâici grâce aux transatlantiques.
Déjà , Fernand avait expliqué à son employée que les nouvelles les plus importantes des champs de bataille arrivaient presque au moment de lâévénement, grâce aux télégrammes des grandes agences de presse. Toutefois, les détails étaient connus une semaine plus tard, au mieux, le temps pour les navires de couvrir toute la distance.
â Tant de personnes, des Canadiens français, se sont fait tuer ou estropier!
Lâhomme jugea inutile de préciser que leurs compatriotes comptaient pour bien peu parmi les victimes de la boucherie de la Somme.
â Jâai des frères plus jeunes, vous savez, murmura-t-elle après un moment. Certains sont en âge de sâenrôler.
â Ils seraient prudents de penser au mariage.
â Ce ne sont pas des
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