Le prix du sang
participer au babillage de son garçon, soudainement passionné par les mystères de son nÅud de cravate. Elle rinça la porcelaine avec un peu dâeau bouillante, puis chercha du Earl Grey dans une boîte en fer blanc.
Au moment où la boisson commençait à infuser, elle vida la bassine de zinc ayant servi au bain de lâenfant dans lâévier, commença par la rincer avant de se livrer à un nettoyage en règle.
â Vous vous occupez très bien de lui, commenta Fernand. Jâespère que le surcroît de travail ne vous pèse pas trop.
â Travail? Mâoccuper dâAntoine est un plaisirâ¦
Elle sâinterrompit, se mordit la lèvre inférieure avant de convenir dans un sourire :
â Je ne devrais pas dire cela. Vous voudrez couper mes gages, maintenant.
â Cela ne risque pas dâarriver. Je comprends seulement que vous aimez vous occuper de ce gros garçon.
Lâhomme essayait dâempêcher les petites mains de sâemparer tout à fait de sa cravate. La dernière fois, lâaccessoire avait rapidement fait office de tétine.
â Il est si gentil. Le portrait de son père.
Lâaudace du propos troubla la jeune femme. Elle alla ranger la bassine et revint pour poser les mains sur la théière afin dâapprécier la chaleur de la porcelaine.
â De toute façon, vous le savez bien, jâavais peu à faire avant sa naissance.
â Cela nâenlève rien à mon appréciation. Vous vous en occupez très bien. Il a de la chance de vous avoir.
Plutôt innocents, ces mots ajoutèrent tout de même au malaise de Jeanne. Ils contenaient un reproche implicite à lâégard de la mère, réfugiée toute la journée dans son petit salon, à lâétage, sans doute encore absorbée dans une romance à deux sous. Cet enfant disait ses premiers mots, sâessayait à ses premiers déplacements avec une autre personne que celle lui ayant donné le jour.
Jeanne sâapprocha pour prendre Antoine de nouveau. Lâhomme sâattacha cette fois à éviter de laisser ses mains outrepasser les règles de la bienséance. Le bébé ne partageait pas ce souci : en mettant ses bras autour du cou de la domestique, il fit tomber à moitié la coiffe amidonnée.
â Fais attention, trésor, tu vas mâarracher une mèche de cheveuxâ¦
Le petit couvre-chef blanc pendait à demi sur le côté gauche de la tête, une petite main le secouait un peu, sans y mettre beaucoup de délicatesse.
â Attendez, je vais lâenlever tout à fait.
Fernand souleva la coiffe, enleva les épingles qui la retenaient encore aux cheveux. Le contact des boucles noires, brillantes, le troubla un peu plus que de raison. Il demeura un moment emprunté, lâornement à la main.
â Posez-la sur la table, je reviendrai la chercher tout à lâheure. Vous feriez bien dâapporter la théière dans votre bureau. La boisson restera chaude un peu plus longtemps.
Lâhomme fit comme on le lui disait et emboîta le pas à la domestique. Au moment où elle sâengageait dans lâescalier, sous prétexte de faire un salut du bout des doigts à son garçon, il regarda la jeune femme gravir les marches et apprécia les cuisses et les fesses soulignées par la jupe de serge noire.
* * *
Des mois après son accouchement, Eugénie se plaignait encore de douleurs au bas du dos et au bas-ventre. Pour ajouter à son confort, elle plaçait un oreiller au milieu du lit, entre son époux et elle, afin dây placer lâun de ses genoux replié. Avec une régularité un peu lassante, elle répétait :
â Je me sens tellement désolée de tâimposer cela. Avec tout lâespace disponible dans cette maison, aménager une autre chambre pour toi ne poserait aucune difficulté. Ce ne serait que pour quelques moisâ¦
Le gros notaire la soupçonnait dâexagérer lâétendue de ses malaises. Ceux-ci, tout comme ses mouvements brusques au cours de la nuit, paraissaient avoir pour seul objectif de le convaincre dâaccepter le principe des chambres séparées. Sa résistance faiblissait. Ãventuellement, le manque de sommeil le conduirait à céder. Une fois exilé dans une autre pièce, ce serait pour toujours, sans
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