Le prix du sang
« marieux ».
« Ce qui ne les rend sans doute pas plus malheureux », songea son interlocuteur. Cela le ramena au sujet habituel de ses réflexions. Après un moment, il glissa :
â Je vous remercie encore pour votre façon de prendre soin dâAntoine. Eugénie ne se révèle pas trop⦠maternelle, je le crains.
La jeune épouse tolérait sans mal de donner le sein à son garçon. Son premier motif, soupçonnait Fernand, devait tenir à son désir dâéloigner la prochaine naissance. Pour le reste des soins, elle affichait une relative indifférence.
â Elle sâen occupe de son mieux, fit la domestique.
â Vous avez sans doute raison. Tout de même, je suis heureux que vous soyez là .
Jeanne posa son verre vide sur la table, un peu troublée, désireuse surtout dâabandonner un sujet de conversation aussi délicat. Un instant plus tard, elle eut lâimpression dâentendre un bruit léger venir de lâescalier. Puis, Fernand prononça :
â Dâici quelques mois, nous le verrons courir un peu partout dans la maison.
Pendant quelques minutes, les progrès dâAntoine retinrent leur attention.
Eugénie se trouvait penchée au-dessus de la rampe, mince dans sa robe de nuit blanche, discrète et légère comme un fantôme. à vingt ans de distance, elle renouait avec sa vieille habitude dâécouter les conversations des autres. Toutefois, lâidée ne lui était maintenant plus inspirée par une femme un peu folle.
14
Dans lâesprit des chrétiens, novembre sâimposait comme le mois des morts. La tenue dâun mariage au moment où les arbres jetaient leurs grands bras nus vers le ciel, comme une imploration désespérée, paraissait incongrue. Au point où Ãdouard, un verre de champagne à la main, demanda à un invité debout près de lui :
â Finalement, notre ami Ãgide a devancé ses projets de plusieurs mois.
â Les fiancés paraissent pris dâune passion nouvelle depuis quelque temps. Cela les amène à convoler sous un ciel gris, les semelles engluées de boue.
â De mauvaises langues prétendent que la passion a peu à faire dans un empressement de ce genre⦠et les nouvelles du front, beaucoup.
Lâautre contempla son verre avant de poursuivre.
â Même si cela était vrai, ne crois-tu pas que répéter ces propos pourrait blesser Hermance?
Le jeune Paquet, que des proches â du moins les membres de sa famille â aimaient considérer comme une étoile montante du barreau québécois, tenait à protéger la sensibilité de sa sÅur aînée. Le mariage sâavérait dâailleurs tardif, pas hâtif. Coiffée de la Sainte-Catherine, lâépousée saisissait plutôt au vol une occasion devenue inespérée.
â Tu as raison, convint Ãdouard avec son meilleur sourire. Regarde combien elle semble heureuse.
Ces paroles ramenèrent son vieil ami du cours classique à sa bonne humeur coutumière. Sa sÅur, une grande femme vêtue pour lâoccasion dâun fourreau de satin pervenche, tournait élégamment au milieu de la salle de bal du Château Frontenac . Un petit homme noir de poil, moins grand que sa compagne de quelques pouces, lâentraînait dans une valse.
â Je leur souhaite bien du bonheur, murmura Paquet, la voix toutefois marquée dâun doute.
Après un silence, il se tourna vers son camarade en disant:
â Câest gentil à toi dâavoir accepté de servir de cavalier à ma cadette. Comme elle vient tout juste de sortir du pensionnatâ¦
â Ne crains rien, la chose ne me demande pas un effort surhumain. Puis, les amis servent aussi à cela.
La remarque les fit rire tous les deux. Machinalement, leurs yeux se portèrent sur un trio de jeunes filles âgées tout juste de dix-huit ans, toutes sorties du monastère des ursulines lâété précédent. La plus jolie, prénommée Ãvelyne, narrait une histoire un peu osée à ses compagnes. Le récit sâentrecoupait de rires nerveux, les autres gloussant derrière une main gantée.
â Tout de même, elle aurait paru ridicule, toute seule, plusieurs mois après ses débuts.
Après une réception champêtre donnée fin juin afin de
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