Le prix du sang
pas dâici.
* * *
Deux heures plus tard, dans la grande demeure de la rue Scott, Ãdouard laissait sa colère sâexprimer.
â Les soutanes se font les complices des impérialistes! Toutes ces belles paroles sur la grandeur de lâhéritage catholique et français, ce nâétait que du vent. Nous voilà menés vers les bureaux de recrutement par nos seigneurs les évêques.
â Nâexagère donc pas, tempéra Fernand, de lâautre côté de la table. Il sâagit simplement de lâenregistrement pour le Service national.
â Tu sais bien où cela conduira. Une fois la liste de tous les jeunes gens dressée, avec leur statut civil et lâénumération de leurs compétences, ils sauront où aller les chercher.
Les dîners dominicaux en compagnie de la belle-famille se poursuivaient avec régularité, au grand plaisir dâÃlisabeth. Dès son entrée dans la maison, Antoine, toujours aussi joufflu et volontiers souriant, se retrouvait dans ses bras. Un peu avant Noël, en la regardant intensément, il avait prononcé un « maman » assez convaincant dans un filet de bave. La femme avait regardé en direction de sa belle-fille avec des yeux inquiets, certaine de la voir fulminer de ne pas avoir été la bénéficiaire de ce premier mot. Eugénie afficha plutôt un masque de totale indifférence.
â LâÃglise ne sert pas les impérialistes, mais plutôt le pouvoir légitime, expliqua Thomas. Câest là sa grande utilité depuis deux mille ans.
â Monsieur Picard, réagit le gros notaire en rougissant un peu, le rôle de lâÃglise est dâabord de nous conduire au salut.
Parfois, le gendre trouvait beau-papa dangereusement libéral. Le maître de la maison regarda son garçon au moment de répondre :
â Bien sûr, vous avez raison. Elle enseigne aussi le respect de ceux qui gouvernent, vous en conviendrez sans doute, et lâacceptation du droit de propriété.
Les derniers mots sâadressaient spécifiquement à Ãdouard. Le jeune homme continua après une pause :
â Dans ce cas-ci, ce nâest pas la même chose. Le clergé se met au service de nos adversairesâ¦
â Le clergé se met au service de lâordre public, rectifia Fernand. Face à des agitateurs irresponsables, il tente de ramener le peuple au calme.
â En se camouflant derrière la volonté de Dieu, comme si celui-ci se trouvait du côté des Alliés dans cette guerre.
De multiples sermons laissaient en effet entendre, tant chez les catholiques que chez les protestants, que Dieu avait choisi son camp. Pas un avion ne sortait des ateliers de Toronto, un sous-marin des chantiers de la Vickers, à Montréal, ou un croiseur de ceux de Lévis, sans une bénédiction à grand renfort de prières et dâeau bénite.
â Je suppose que les curés prétendent la même chose en Allemagne, continua-t-il.
â LâAllemagne est luthérienne, précisa Fernand. On nây trouve pas de curés.
â La Bavière, et toute lâAutriche, sont catholiques, avec des évêques conscrits pour les tâches de propagande, insista son vis-à -vis.
â Ce qui vient prouver mon point de vue, conclut Thomas. Ici comme ailleurs, chez les catholiques et chez les protestants, les églises enseignent la soumission aux pouvoirs légitimes. Câest exactement ce que lâon attend dâelles.
Ãlisabeth soupira en se souvenant du petit manuel de civilité de la baronne de Staffe, soigneusement rangé dans le tiroir du haut de sa coiffeuse. Lâopuscule recommandait de ne jamais discuter de politique ou de religion à table afin de garder aux convives toute leur sérénité. Dès le lendemain, elle se rendrait à la Librairie Garneau afin de voir si une nouvelle édition ne traitait pas des circonstances particulières de la guerre et de la menace de conscription.
â Toi, quand tu seras grand, tu auras plus de chance, prononça-t-elle en soulevant un peu le gros bébé joufflu qui testait la force de ses jambes en essayant de se mettre debout. Les hommes auront appris quâenvoyer des jeunes gens sâentretuer sur les champs de bataille ne donne jamais rien de bon.
Lâenfant répondit à cette prédiction fort
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