Le prix du sang
« département ». à ce rythme, il aurait fait le tour de lâentreprise dans sept ou huit ans. La lenteur de son apprentissage le désespérait, la vitalité et lâenthousiasme de son père le déprimaient.
Le jeudi 17 mai, le commerçant pénétra dans la grande maison bourgeoise en brique de la rue Theodore. Un vieux maître dâhôtel rabougri le reçut à la porte pour le conduire vers le salon. Alors que Wilfrid Laurier se levait de son vieux fauteuil, le visiteur sâapprocha de lady Zoé et sâinclina bien bas en disant :
â Madame, jâespère que votre santé reste bonne.
â Il y a à peine dix ans, lors de vos visites, je tentais de me lever. Vous me disiez de rester assise, à mon grand soulagement, je le confesse. Aujourdâhui, mes jambes ne me permettent même plus dâesquisser le geste. Convenons alors dâun nouveau protocole : vous ne me demandez plus de nouvelles de ma santé, comme cela, je nâaurai plus à mentir sur mon état.
Elle tendait une main parcheminée, un peu tordue par lâarthrite. Thomas prit bien garde de la serrer, se contentant de la tenir dans la sienne un moment, tout en hochant la tête en signe dâassentiment. Elle continua :
â Toutefois, cela ne vous dispensera pas de lâobligation de me donner des nouvelles des vôtres. Comment se portent votre belle épouse et vos deux enfants?
â Ãlisabeth va très bien. Elle sâaffiche comme une grand-mère exemplaire, surtout que ma fille Eugénie se trouve de nouveau enceinte.
â Pour la seconde fois en si peu de temps, après un mariage un peu tardif. Elle rattrape le temps perdu avec plaisir, je suppose. Vous êtes un homme comblé. Et du côté de votre fils?
â Il paraît maintenant trouver au mariage des vertus nouvelles. Il ne devrait pas entamer le prochain hiver célibataire⦠Ce qui, dans les circonstances actuelles, présente certainement un double avantage.
Lâhomme ajouta ces mots avec un certain embarras, tout en portant son regard vers lâancien premier ministre, debout à deux pas, attentif à lâéchange.
â ⦠Je comprends, murmura la vieille dame. Espérons toutefois que le second avantage demeure accessoire, et le premier, essentiel. Je vous abandonne à mon mari, maintenant que vous évoquez la politique. Il vous entretiendra certainement de votre motif dâinquiétude.
Laurier salua son épouse dâun sourire et désigna la porte du salon dâun geste ample. Un moment plus tard, les deux hommes pénétrèrent dans la bibliothèque, de lâautre côté du corridor. Le maître dâhôtel se tenait près de la porte. Il indiqua :
â Jâai pris lâinitiative de vous servir quelque chose. Monsieur Picard, vous optez toujours pour un cognac, mais si vous désirez autre choseâ¦
Le domestique interrogeait le visiteur du regard.
â Un cognac me va très bien. Il est remarquable que vous vous en souveniez, après toutes ces années.
Laurier émit un rire bref, puis commenta :
â Un jour vous comprendrez, Picard. Mon bon Edgar et moi, nous sommes de la même génération. Nous sommes tous deux assez âgés maintenant pour faire exactement ce qui est attendu de nous sans que personne ne formule le moindre mot. Les vieillards sont comme les enfants sages, en fait.
De la tête, il congédia le serviteur, désigna lâun des fauteuils de cuir placés de part et dâautre de la cheminée et sâinstalla dans le second. Le feu dans lââtre répandait une chaleur un peu suffocante. Comme dans toutes les demeures des gens de cet âge, la température se révélait en toute saison bien trop élevée. Machinalement, le visiteur passa son index entre sa peau et le col de sa chemise.
â Votre fils a raison de se marier, si lâidée de jouer au héros en Europe ne lui dit rien.
â ⦠La conscription viendra bientôt?
â Le premier ministre Borden en fera lâannonce demain à la Chambre, comme le veut la rumeur.
â Il a été élu en temps de paix, trois ans avant le déclenchement des hostilités. Il ne peut pas⦠Le peuple ne lui a pas confié ce mandat.
Le vieux politicien leva la main pour calmer son visiteur, puis
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