Le prix du sang
imprudente par un gazouillis, en agitant la tête de droite à gauche. Pendant un moment, les adultes réfrénèrent leurs arguments. Cela donna le temps à lâhôtesse dâorienter la discussion vers une autre direction, en sâadressant à Fernand.
â Avez-vous pensé à notre proposition? En louant avec nous une maison du côté de Charlevoix, ce trésor profitera du bon air, tout comme sa maman. Si nous prenons assez grand, vos parents, Thomas et Ãdouard pourront nous rejoindre la fin de semaine, et même pour de plus longues périodes.
Eugénie prit lâinitiative de répondre avant son époux.
â Ce serait sans doute une bonne idée pour Antoine, mais de la fin de juin au mois dâaoût, je resterai à Québec. Je ne veux pas courir le risque dâaccoucher à lâaide dâun médecin de campagne.
â Oh! Quelle bonne nouvelle.
Avec une habileté tenant de lâatavisme, puisquâelle nâavait eu aucun enfant, Ãlisabeth se leva, puis fit glisser Antoine sur sa hanche et le tenant dâune main afin de contourner la table pour embrasser sa belle-fille. Celle-ci se laissa faire de bonne grâce. Thomas suivit lâexemple de sa femme. Ãdouard sâexécuta même à son tour.
Quand tout le monde eut repris sa place, la maîtresse de maison dit encore :
â La différence dââge entre les enfants ne sera pas trop grande, un peu comme entre Ãdouard et toi. Tu préférerais sans doute avoir une fille, maintenant?
â ⦠Comme les souhaits ne peuvent rien changer au résultat, mieux vaut nâen formuler aucun.
â à ce rythme, ricana Ãdouard, tu feras honneur aux grandes familles canadiennes-françaises. Je te vois déjà à la tête dâun clan Dupireâ¦
â Ou alors je ne me relèverai pas de lâaccouchement, comme maman, pour mourir ensuite très jeune.
La remarque laissa chacun figé de stupeur. Les allusions au décès prématuré dâAlice Picard précédaient toujours une sérieuse crise familiale. Ãlisabeth échangea un regard inquiet avec son mari. Celui-ci sâéclaircit la voix avant de déclarer :
â Mieux vaut ne pas évoquer dâévénements malheureux dans un moment pareil. Nos grands-mères prétendaient, peut-être avec raison, que cela attirait une calamité sur la maison. Puis, de nos jours, avec les progrès de la médecine dans tous les domaines, tout ira certainement pour le mieux.
Au moment de lâannonce de la nouvelle grossesse, Fernand avait accepté en rougissant sa part de félicitations. Il contemplait maintenant son assiette avec une mine préoccupée. Le repas se continua sans incident fâcheux. Tous les convives sâattachèrent par la suite aux préceptes de la baronne de Staffe, bannissant les sujets délicats de la conversation.
Cet état de grâce ne durerait pas indéfiniment. Au moment où Ãdouard se leva de table en sâexcusant de son départ précipité, Eugénie demanda avec un sourire sournois :
â Cette fois, tu vas à la Basse-Ville ou à la Haute-Ville?
â Juste pour te décevoir, jâirai sans doute à Cap-Rouge.
â Tu as raison, les beautés de la campagne ont aussi leur charme.
La jeune femme faisait peut-être allusion à sa belle-mère, née à Saint-Prosper-de-Champlain. Pourtant, son regard se porta sur son époux.
En mettant son paletot, le fils de la maison retournait encore la question dans sa tête. à la fin, il grommela : « Si la Buick démarre en deux tours, ce sera la Grande Allée. Sâil en faut plus, je descendrai au faubourg Saint-Roch. »
Chacune de ces destinations nâamenait pas les mêmes satisfactions. Le plus sage demeurait de bien partager ses visites.
* * *
La longue période écoulée depuis les dernières élections forçait Thomas Picard à espacer ses visites à Ottawa. à la réception dâun télégramme, le mercredi 16 mai, il convoqua Ãdouard afin de lui confier la responsabilité du magasin pendant deux jours.
Depuis quelques semaines, son héritier sâoccupait du rayon des vêtements pour homme à la suite du départ à la retraite du titulaire de celui-ci. En mai 1917, il en était à son quatrième
Weitere Kostenlose Bücher