Le prix du sang
moment bien choisi pour évoquer cette question? lâinterrompit Lavergne.
Celui-ci obéissait à un scénario précis. Les digressions ne devaient pas lâen détourner.
â Je suppose que vous avez pensé à un chef pour diriger cette Ligue? questionna narquoisement lâarchitecte Lacroix.
Le meneur de jeu surprit tout le monde en affirmant dâune façon péremptoire :
â Nâimporte qui, sauf moi. Mon nom dans la liste des officiers sèmerait la crainte dans les chaumières. Mais vous, vous seriez parfait pour ce rôle.
Le jeune homme rougit un peu avant de répondre :
â Jâai bien trop de difficulté à établir mon bureau dâarchitecte pour consacrer du temps à un travail dâorganisation. Les circonstances sont difficiles pour un jeune professionnelâ¦
Surtout, les gouvernements et les gros entrepreneurs de langue anglaise dirigeaient les plus gros chantiers de construction. Ils ne confieraient pas la préparation des plans à un jeune homme sâaffichant ouvertement contre lâeffort de guerre. Lavergne continua le tour de table, offrant le poste aux diverses personnes présentes. Secouant vivement la tête, peu désiraient sâafficher ouvertement contre la politique de leur propre organisation.
â Un chef ouvrier, comme président, serait du meilleur effet, glissa Ãdouard.
Son mentor saisit la suggestion au vol pour fixer des yeux le président du Conseil central et commenter :
â Mon ami Picard a raison. Tous les ouvriers syndiqués de la ville vous connaissent bien. Vous rencontrez régulièrement le maire de Québec, le premier ministre Gouin. Tout le monde vous prendra au sérieux.
â Je ne saurais pasâ¦
Un peu plus et lâhomme dans la force de lââge confessait déchiffrer les lettres dans les journaux avec une certaine difficulté, écrire avec une orthographe et une syntaxe un peu fantaisistes.
Lâanimateur de la conspiration nâinsista pas, laissa échapper un soupir, puis conclut :
â Dans ce cas, je ne vois pas dâautre choix que notre ami Dussault.
Les regards se tournèrent vers lâéchevin municipal alors que Lavergne enchaînait :
â Votre carrière est bien établie, vous remplissez déjà un office public, votre nom et votre réputation sont sans reproche.
â Si vous croyez⦠Je veux bien accepter.
Lâacquiescement venait trop vite, lâhomme sâattendait déjà à cette proposition. Lâimpression dâune planification préalable se trouva confirmée bien vite.
â Comme la Ligue prendra sans doute de lâimportance, jâaurai besoin dâun vice-président.
â Je dirais deux vice-présidents, lâun dans chacun des vieux partis, afin dâoffrir un symbole puissant. Monsieur Dorion, comme vous êtes le seul représentant du Parti conservateur ici ce soirâ¦
â Je décline.
Le ton ne laissait guère de place à la discussion.
â Quel dommage! Monsieur Lacroix, un poste de vice-président sera moins exigeant⦠Puis, la nation a besoin de vous.
Le patriotisme triompha peut-être de son hésitation. Il acquiesça, cette fois.
â Monsieur Drouin, vous acceptez le second poste? continua Lavergne.
Lâempressement de celui-ci à clamer son accord parut aussi un peu suspect. Les deux chefs ouvriers échangèrent un regard entendu. Après la première offre et le premier refus, sans doute de pure forme, les messieurs de la Haute-Ville exprimaient leur désir de conserver entre leurs mains les guides de lâassociation. La politique demeurait leur jouet favori.
Rompu aux questions stratégiques par ses longs mois dâétudes de la question sociale au sein du Cercle Léon XIII, Pierre Beaulé demanda avec un petit sourire en coin :
â Quelle légitimité avons-nous de choisir à lâavance les officiers dâune société encore inexistante?
â Nous ne choisissons pas ces officiers, précisa lâancien député avec le plus grand sérieux. Nous évoquons seulement entre nous les noms des personnes dont la candidature sera proposée lundi prochain, lors dâune grande assemblée tenue sur le boulevard Langelier.
Pendant une heure encore, on discuta de lâidentité des conférenciers et des
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