Le prix du sang
exactement la même chose sur toutes les scènes, partout au Canada, tous les jours de la campagne.
â Notre position sur la conscriptionâ¦, commença Thomas.
Les libéraux marchaient sur un fil : paraître négliger lâeffort de guerre entraînerait des accusations de déloyauté, au pire de trahison. Personne ne devait douter de leur appui total, sans réserve, à la cause alliée.
â Nous affirmerons avoir dâimmenses réserves au sujet de lâenrôlement obligatoire, contraire à toutes les traditions britanniques. Surtout, nous soutiendrons sur toutes les tribunes que la conscription ne serait pas nécessaire si les conservateurs géraient mieux le recrutement volontaire.
â Les volontaires sont si peu nombreux dans notre provinceâ¦
â Entre vous et moi, les nôtres nâont pas plus envie dâaller se battre en Europe que les Américains. Je les comprendsâ¦
Les Ãtats-Unis étaient entrés dans le conflit exactement un mois plus tôt. La mesure demeurait toutefois largement impopulaire.
â Cette explication ne séduira pas les foules du Canada anglais, ricana Thomas.
â En conséquence, nous répéterons sans cesse que les nôtres sâenrôleraient plus volontiers si les agents recruteurs parlaient leur langue, si on les versait dans des bataillons de leur communauté et si on leur donnait des aumôniers catholiques au lieu de les exposer au prosélytisme des pasteurs protestants.
â Des correctifs à toutes ces difficultés ne feraient pas une bien grande différence dans les chiffresâ¦
â Nous laisserons les historiens supputer la question au cours des prochaines décennies. Quant à nous, nous répéterons ces arguments jusquâà lâautomne.
Pendant quelques minutes encore, les deux hommes évoquèrent divers aspects de la stratégie électorale. Une nouvelle fois, le comté de Québec-Est se prononcerait en faveur du vieux chef. De cela, ils ne doutaient pas.
* * *
Depuis lâincendie ayant ravagé lâédifice du gouvernement, les Communes siégeaient dans le vieux musée Victoria. Si les députés retrouvaient des banquettes alignées à peu près normalement, la place réservée aux visiteurs provoquait certains étonnements. Le vendredi 18 mai, Thomas se trouva coincé entre une délégation de membres des Ligues dâOrange, lâorganisation loyaliste volontiers raciste au Canada anglais, et un énorme ours brun empaillé. Les premiers risquaient de vouloir le rouler dans le goudron sâil ne sâenthousiasmait pas suffisamment, ou au bon moment, pour la mesure au menu du jour. Le second paraissait abriter des parasites susceptibles de se communiquer au voisin. Lâhomme le regardait du coin de lâÅil en réprimant une furieuse envie de se gratter.
Dans cette salle habituellement bruyante, le silence se répandit lorsque le premier ministre Robert Borden se leva. Dans un premier temps, il aborda des sujets dâimportance secondaire. Puis, il en vint à celui de toutes les inquiétudes :
â Quant aux efforts du Canada dans cette guerre, et ici, jâaborde un sujet dâune grande gravité et, je lâespère, avec la pleine connaissance de la responsabilité qui incombe à mes collègues et à moiâ¦
Pendant quelques instants, il insista sur les pertes subies par le contingent en Europe et évoqua le jour où de quatre, le nombre de divisions passerait à trois, puis à deux. Le politicien renia ensuite en quelque sorte ses engagements passés.
â Jâai moi-même déclaré au parlement que rien dâautre que lâenrôlement volontaire ne serait proposé par le gouvernement. Mais je suis revenu au Canada impressionné par lâextrême gravité de la situation et avec un sentiment de responsabilité envers notre effort à la période la plus critique de la guerre.
Chacun sâavança sur le bout de son siège, attendant soit avec satisfaction, ou alors avec angoisse, les mots fatidiques.
â Pour moi, il est évident que le système volontaire ne rapportera plus de résultats substantiels.
Sur la droite de Thomas, les impérialistes trépignèrent de joie. Tous les Canadiens français présents dans la salle montraient des visages inquiets.
Weitere Kostenlose Bücher