Le prix du sang
thèmes à aborder afin de susciter les adhésions les plus nombreuses. Le moment opportun où quelquâun, perdu dans la foule, suggérerait la création dâune Ligue anticonscriptionniste fit lâobjet de chauds débats. à la fin, tous se rallièrent à lâidée de placer cet événement après la prestation de Lavergne. Celui-ci promettait une formule explosive, comme la phrase ayant fait le tour du pays au début de lâannée précédente, « Que périsse lâAngleterre! », sans vouloir la révéler tout de suite.
On arrivait au terme de la réunion quand Ãdouard engloba les ouvriers dans son regard pour demander :
â Messieurs, au moment de son assassinat, le politicien français Jaurès suggérait la grève générale comme moyen de paralyser les généraux souhaitant précipiter son pays dans la guerre. Ne croyez-vous pas que la même stratégie fonctionnerait dans notre ville? Un arrêt de travail ruinerait lâeffort de guerre.
â Vous suggérez que nous utilisions la grève révolutionnaire, à la façon des socialistes français? commença Marois en écarquillant les yeux.
Le jeune homme mesura combien ses interlocuteurs demeuraient réfractaires à lâusage de moyens dâaction aussi draconiens. Pierre Beaulé crut bon de lui rappeler une vérité toute simple.
â Quand un ouvrier ne se présente pas au travail un matin, toute sa famille se trouve privée de nourriture pour la journée.
â Mais ce sont les travailleurs qui se trouveront les premiers conscrits! sâinsurgea-t-il.
â Croyez-vous que nous lâignorions, monsieur Picard? demanda le chef ouvrier catholique. Vous venez de découvrir que les hommes ne naissent pas égaux en regard des privilèges? En droit non plus, dâailleurs. Ils ne sont égaux quâaux yeux de Dieu. Pour une personne qui, tous les jours, passe de la Haute-Ville à la Basse-Ville, vous auriez dû vous en rendre compte avant aujourdâhui.
La répartie jeta un froid dans la petite assemblée. Armand Lavergne entreprit bientôt de remercier tout le monde de leur participation et donna lâassurance que les journaux du lendemain convieraient tous les citoyens à participer à la grande assemblée. Les chefs ouvriers sâesquivèrent les premiers, les autres ensuite. Resté le dernier, Ãdouard maugréa :
â Pourtant, mon idée se défend.
â La grève générale? Cesse de dire des sottises. Tu viens prendre un verre?
Il accepta. La remarque de Pierre Beaulé, sur ses allées et venues de bas en haut de la falaise séparant la ville en deux, lui laissait un goût amer.
* * *
Le mois de mai chassait les derniers froids et ramenait des pointes de verdure aux branches des arbres. Les jeunes gens en âge de se courtiser gagnaient une liberté nouvelle en quittant les salons et les chaperons attentifs. Bien sûr, ils devaient rester dans le domaine du convenable. Les allées ombragées du parc des Champs-de-Bataille accueillaient suffisamment de promeneurs pour rassurer une respectable débutante.
Ce dimanche-là , peu après le repas du midi, Ãvelyne Paquet posait sa main sur le pli du coude de son prétendant afin dâentamer une longue marche. Les affres du dernier hiver et les promesses de lâété à venir occupèrent leurs échanges pendant un long moment. Puis, Ãdouard saisit les doigts repliés sur son avant bras avant de murmurer :
â Ãvelyne, je tenais à cette conversation discrète afin de te poser une question très délicateâ¦
â ⦠Je tâécoute.
Le ton, comme le geste, lui permettaient de deviner la suite. Aussi les mots de la jeune fille ressemblèrent à une exhalaison.
â Mâautorises-tu à demander ta main à monsieur ton père?
Le garçon regretta tout de suite sa formulation et se reprit sans tarder :
â Je veux dire, accepterais-tu de mâépouser?
La jeune fille ralentit ses pas jusquâà sâarrêter et leva les yeux vers lui. Sa bouche sâouvrit à demi, mais elle ne trouva dâabord pas ses mots. Après une longue inspiration, elle déclara doucement :
â Oui, je veux bien.
à son tour, Ãdouard resta sans voix. La question posée et la
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