Le prix du sang
réponse reçue lui faisaient tourner la tête. Il prit finalement les deux petites mains dans les siennes, les réunit afin de les élever vers sa bouche, puis baisa les doigts gantés.
â ⦠Merci. Je parlerai à ton père dâici quelques semaines. En attendant, je réglerai avec le mien certains détails pratiques. Je suis certain que maître Paquet voudra me demander quelques précisions sur mon avenir au sein de lâentreprise. Je compte bien être en mesure de le rassurer tout à fait.
Lâajournement de la grande demande tenait aussi à un désir diffus de gagner du temps. Sâengager pour tout le reste de sa vie lui donnait un trac fou.
Pendant un moment, le couple demeura immobile sous un grand érable, au milieu dâune allée. Les autres promeneurs devaient les contourner. Elle osa alors demander :
â Tu as songé à une date?
â Cet été, certainement. De cela aussi, je devrai conférer avec mon père. Comme je compte effectuer un voyage avec ma charmante épouse, nous devrons convenir du moment le plus propice. Il devra se passer de moi pendant plusieurs jours.
Cette façon de présenter les choses lui donnait le beau rôle. En réalité, Thomas ne renoncerait pas à ses vacances annuelles avec Ãlisabeth. Le voyage de noces viendrait ensuite.
Ses lèvres se posèrent encore sur les doigts, puis Ãdouard abandonna les mains, saisit la jeune fille par les épaules et lâembrassa sur la bouche. Elle se raidit dâabord, avant de sentir ses genoux flageoler.
Quand son fiancé se redressa, elle remarqua quelques badauds aux yeux courroucés par le spectacle de leur amour.
* * *
Le soir du samedi 2 juin, une foule en colère se massait au marché Montcalm, convoquée par la Ligue anticonscriptionniste à grand renfort de publicité dans quelques journaux et dâaffiches collées sur les poteaux électriques. Une routine sâinstallait déjà . Le président Dussault et les vice-présidents Lacroix et Drouin commencèrent par un appel raisonné au bon droit : aucun citoyen canadien ne pouvait être conscrit pour servir dans une guerre faisant rage sur un autre continent. Toutefois, une précision importante revenait sans cesse.
â Si le Canada se trouvait un jour menacé, nous serions les premiers à faire un rempart de nos poitrines afin de protéger à la fois nos proches et nos droits. Mais pour un conflit mené par des nations étrangères, de lâautre côté de lâAtlantique, câest un insupportable abus de pouvoir.
Ces mots soulevaient toujours des applaudissements frénétiques et des « à bas la conscription! à bas la conscription! » répétés. Mais le clou du spectacle vint en dernier. Armand Lavergne se livra à un procès en règle de la politique étrangère du Royaume-Uni et dressa une liste des affronts subis par les Canadiens français dâun océan à lâautre depuis trente ans. Cela fit irrémédiablement monter la fièvre dâun cran.
â Les gens ne sont pas comme dâhabitude, observa Thalie.
Pour la première fois depuis le début de sa fréquentation des rassemblements de contestation, la jeune fille de dix-sept ans ne se sentait pas tout à fait en sécurité. De nombreux spectateurs montraient des yeux mauvais, vitreux même, comme sâils avaient commencé par sâexciter dans une taverne avant de venir. Certains secouaient des bâtons au bout de leur poing.
â Je te lâavais dit. Plus nous approcherons de lâadoption de la loi, plus la tension va monter dans les rues.
Le fait dâavoir raison ne mérita pas un meilleur accueil à Mathieu. Elle lui lança un regard sombre avant de tourner de nouveau la tête vers lâarrière, du côté de lâAuditorium et du YMCA. De nombreux policiers se trouvaient au coude à coude, une matraque tenue à deux mains en travers de la poitrine.
Sur lâestrade de planches dressée devant lâédifice du marché, quelques orateurs se livraient entre eux à une compétition pour trouver les expressions des plus susceptibles de séduire la foule. Lavergne se montrait redoutable à ce jeu, multipliant les audaces, certain de son impunité.
â Je ne suis pas contre la conscription pour la défense
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