Le prix du sang
lâun lâautre, se reprochaient des prises de position passées, évoquaient des événements cocasses. Des étrangers, de lâautre côté dâune large table, les regardaient avec une gêne évidente. Les costumes du dimanche un peu élimés, lâaccent guttural, les ongles noircis, cassés, évoquaient la Basse-Ville.
â Monsieur Arthur Marois, commença Lavergne à lâintention de ses amis, est le président du Conseil central de Québec, lâorganisme qui regroupe les différents syndicats de la ville.
Le nom sâavérait familier. Le personnage intervenait régulièrement dans la vie politique municipale. Lâhôte continua :
â Et avec lui, Pierre Beaulé.
Lâhomme maigre, totalement inconnu, présentait un visage régulier, barré dâune moustache. Il sâimposait comme le meneur, au sein du Cercle Léon XIII. Depuis une semaine, on le connaissait aussi comme le dirigeant du mouvement syndical catholique de la ville.
â Je pense que nous sommes au complet, enchaîna le politicien en se levant pour aller fermer la porte.
â Câest fait, maintenant? demanda le président du Conseil central.
â Jâai parlé à mon père tout à lâheure, au téléphone. Borden a évoqué son projet de conscription cet après-midi. Il sera adopté dâici quelques mois.
Devant la mine abattue des autres invités, Armand Lavergne frappa la table de son poing.
â à quoi vous attendiez-vous? Je le répète depuis 1914 : les impérialistes ne seront satisfaits que si toute la jeune génération des Canadiens français se retrouve au cÅur de cette boucherie.
à lâentendre, les jeunes nationalistes serbes responsables de lâassassinat de Sarajevo nâavaient dâautre objectif que celuilà . Il ajouta un ton plus bas :
â Laurier?
â Il a refusé dâapprouver le projet sur le recrutement, il refusera de composer un gouvernement dâunion.
â Au moins, il ne se tachera pas les mains dans cette parodie de démocratie, déclara Oscar Drouin, le président de la Jeunesse libérale.
â Tous les membres éminents de son parti vont le faire, répondit Lavergne en haussant les épaules.
Les yeux des membres de ce petit cénacle se posèrent à nouveau sur le fils du commerçant.
â Câest en effet ce quâil a dit. Lâinfluence du Parti libéral se réduira à la seule province de Québec.
â Nous devons donc agir au plus tôt, nous donner une organisation pour remplacer ce parti moribond.
Lâancien député indépendant de Montmagny paraissait avoir dressé un vaste programme. Les militants de la Jeunesse libérale se regardèrent, un peu inquiets : leur plan de carrière risquait de prendre une toute autre tournure si ce boutefeu disait vrai. Celui-ci continua en sortant dâune chemise quelques documents.
â Afin de gagner du temps, jâai jeté ces quelques mots sur papier.
Quand chacun eut sa copie entre les mains, il enchaîna :
â Je propose la tenue dâune grande assemblée publique lundi soir, dans Saint-Sauveur, pour rallier la population des faubourgs à notre cause. On prononcera de grands discours, puis quelquâun suggérera la création dâune Ligue anticonscriptionnisteâ¦
â Avec la Loi des mesures de guerre, interrogea lâéchevin Dussault, nous ne risquons pas des ennuis avec la justice?
â Nous jouissons encore de la liberté de parole et dâassociation, déclara lâanimateur du petit groupe.
Lavergne paraissait résolu à animer et guider cette petite conspiration dans la bonne direction. Après une pause, devant les regards sceptiques posés sur lui, il précisa :
â Nous nâaffirmerons rien de bien méchant : les Canadiens français sont les plus loyaux sujets du roi George, mais ils considèrent la conscription pour une guerre étrangère incompatible avec les libertés britanniques. Cette mesure ne serait légitime que pour défendre notre territoire nationalâ¦
â Le concept est un peu imprécis, glissa Ãdouard à lâintention de ses compagnons. Car si vous demandez un passeport, vous apprendrez que vous êtes des Britanniques, pas des Canadiens.
â Tu crois le
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