Le prix du sang
couple. Mathieu offrit son bras à sa compagne pour descendre jusquâau rez-de-chaussée. Au moment de mettre le pied dehors, il demanda :
â Votre séjour chez les ursulines sâest bien terminé?
â Oui, je suis prête à jeter mon uniforme.
â Ne faites pas cela : une jeune fille pauvre de Rivière-du-Loup pourrait en profiter.
Elle pressa la main sur le bras de son compagnon au rappel de leur conversation de lâété précédent.
â Que ferez-vous maintenant?
â Nous irons passer la belle saison à la maison, en famille. Vous viendrez, jâespère.
Lâinvitation, formulée dâune toute petite voix, le toucha au cÅur. Sa main droite couvrit les doigts repliés sur son bras gauche et esquissa une caresse.
â Et ensuite?
â Je devrai rester là -bas tout lâhiver. Ce sera affreux, seule avec ma tante.
Elle nâajouta pas que recevoir les beaux partis de la petite ville nâaméliorait en rien la perspective.
â Avez-vous demandé à votre père de rester à Québec avec lui? Sâil prenait un appartement, à la place de sa chambre dans une pensionâ¦
â Je serais seule aussi. Enfin, je le suppose. à lâentendre, sa vie de député ne lui laisse pas beaucoup de loisirs. Il déclare être à nous tout lâété, et à la province le reste du temps.
Mathieu préféra ne pas préciser que sa mère grugeait un peu le temps dévolu à Québec. Machinalement, il entraîna la jeune femme vers le parc Montmorency.
â Avec la guerre, les emplois sont très nombreux dans la ville. Vous pourriez travailler.
â ⦠Mon père ne me laissera pas aller en usine.
Son compagnon comprit que Françoise, de son côté, accepterait peut-être. Au moment dâarriver dans la rue Port-Dauphin, il commenta :
â Moi non plus, je ne vous le permettrais pas, même si je sais que vous vous débrouilleriez aussi bien que toutes les autres. Je pense à un bureau, ou à la vente. Les salaires dans les ateliers entraînent la désertion des autres types dâoccupation. Maman ne cesse de recruter de nouvelles personnes, au rythme des départs vers lâArsenal.
â ⦠Je nây ai jamais pensé.
Elle releva un peu ses jupes afin de sâasseoir sur un banc. Moins dâune semaine plus tôt, Marie se trouvait exactement à la même place. Encore une fois, placé de façon à pouvoir regarder le visage de sa compagne, Mathieu commença :
â Je tenais à vous annoncer moi-même que je compte mâenrôler. La semaine prochaine ou dans dix jours, tout au plus.
Françoise reçut la nouvelle comme un coup de poing à lâestomac. Depuis un moment, surtout avec toutes les questions sur ses projets immédiats, elle avait pensé à une demande en mariage. La réponse qui tournait dans sa tête ne servait plus à rien : « Nous sommes trop jeunes, mais jâattendrai le temps nécessaire. »
Elle se reprocha sa sottise, sa naïveté. Le long silence hébété inquiéta le garçon.
â Je pense que câest mon devoir. Puis, de toute façon, la conscription nous pend au nezâ¦
â Mais vous pouvez vous faire tuer!
Pour la première fois de sa vie, peut-être, Françoise avait crié contre quelquâun. Tout autour, les badauds posèrent les yeux sur eux. Elle quitta le banc et alla se réfugier sous un grand érable en pleurant, posant son front contre lâécorce rugueuse et enlaçant le tronc de son bras droit.
Le jeune homme lui laissa deux ou trois minutes pour lui permettre de retrouver sa contenance, guère plus, afin de priver tous les spectateurs du plaisir dâaller la consoler. Il plaça son épaule contre la sienne, posa lui aussi son front contre le tronc, puis argumenta lentement :
â Jâaurai plusieurs raisons de tout faire pour revenir. Maman et Thalie figurent en tête de liste. Mais si vous mây autorisez, vous serez la première de ces raisons.
Pour ce grand garçon réfléchi, cela valait la meilleure déclaration dâamour. Françoise se tourna à demi pour fixer ses yeux gris dans les siens. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle les affichait sans pudeur aucune.
â Vous savez que je tiens à vous.
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