Le prix du sang
Beaucoup.
Additionnée aux larmes, ces mots-là aussi constituaient un « Je tâaime » fort passable. Surtout, elle inclinait la tête vers lâarrière, fermait les yeux à demi. Mathieu ne se déroba pas, baisa la bouche offerte, découvrit que ses lèvres ne voulaient plus sâen détacher. Il encercla sa taille fine, caressa son visage de petits baisers légers, effaçant les larmes au passage, puis revint à son point de départ.
Le contact fut à la fois suffisamment long et étroit pour permettre à Françoise de sentir quelque chose contre son ventre. Elle ne se déroba pas, accepta cette réponse toute simple à la question qui, au cours des derniers mois, lui venait la nuit : « Suis-je assez belle pour lui? »
Lâhomme dut rompre lâétreinte. Dans un sourire, il murmura :
â Ne privons pas Amélie de notre présence.
â Ne nous privons pas de crème glacée.
Mathieu garda son bras autour de la taille de sa compagne jusquâà la place dâArmes, puis se contenta ensuite de la main gantée au pli de son coude. Elle sâappuyait sur lui avec une certaine langueur, cherchant le contact du haut de la cuisse contre sa hanche. Lâattente commençait déjà .
* * *
Pour Clémentine, les lundis se ressemblaient tous, à la Quebec Light. Dans une grande salle, derrière autant de tables, une douzaine de jeunes femmes sâactivaient dans un amoncellement de paperasse. Certaines envoyaient des factures dans les divers commerces et domiciles privés abonnés au réseau de distribution dâélectricité. Les autres recevaient les paiements, le plus souvent sous forme de chèque, parfois en argent comptant glissé dans une enveloppe. à une extrémité de la pièce, un bureau se trouvait placé sur une estrade. Le superviseur de tout ce petit monde dominait les employées, un peu comme un maître dans une petite classe.
Depuis le matin, Clémentine sentait les regards de ses consÅurs de travail se poser sur elle, entendait des chuchotements étouffés. Quand, un peu après dix heures, elle demanda lâautorisation de se rendre aux toilettes, lâune dâentre elles souhaita sâabsenter aussi. Le chef du service fronça les sourcils, soupçonnant immédiatement un désir de babiller aux frais de la compagnie, puis grommela finalement en anglais :
â Oui, vous pouvez y aller.
Un instant plus tard, quand la jolie blonde sortit du petit cabinet, sa collègue sâappuya sur lâun des éviers. Elle fit, une certaine sollicitude dans la voix :
â Cela a dû te faire souffrir terriblement. Pourquoi ne tâes-tu pas confiée à nous?
â De quoi parles-tu?
Lâautre afficha sa surprise et souffla à voix basse :
â Le mariage.
â Quel mariage?
â ⦠Celui dâÃdouard Picard, bien sûr.
Clémentine sentit son cÅur sâemballer et le sang lui monter au visage. Son interlocutrice bredouilla :
â ⦠Tu⦠Tu ne le savais pas?
Elle fit mine de sâen aller. Deux mains tremblantes se posèrent sur ses avant-bras pour lâimmobiliser.
â De quoi parles-tu, enfin?
â En arrivant ce matin, Solange nous a dit avoir entendu le prêtre de la basilique proclamer le troisième ban pour le mariage dâÃdouard Picard et dâune fille Paquet.
Le rouge quitta le visage de la jeune femme pour faire place à une pâleur un peu inquiétante. Elle articula difficilement :
â Ce nâest pas vrai. Câest impossible.
â Tu ne le savais vraiment pas?
Lâincrédulité marquait la voix de sa compagne de travail. Ne sachant comment enchaîner, elle demeura un moment silencieuse alors que Clémentine sâappuyait sur la porcelaine dâun évier, mal assurée sur ses jambes flageolantes. Seul son orgueil lâempêchait de hurler de douleur. Après un long moment, elle prononça dâune voix blanche :
â Je ne peux pas y retournerâ¦
â Je dirai au patron que tu es malade.
Sa désertion lui vaudrait la perte dâune journée de salaire, et surtout, une mauvaise note à son dossier. Mal à lâaise, sa collègue se retira enfin. Clémentine retourna dans le cabinet pour sâasseoir à nouveau sur la cuvette de porcelaine, faute
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