Le prix du sang
qui reculait dâune tranchée à lâautre depuis dix ans, renchérit le prêtre.
Assimiler la lutte pour la prohibition aux combats meurtriers dans les plaines de Flandre ou lâest de la France permit aux catholiques de choc de la paroisse de se gonfler la poitrine. Eux aussi profitaient dâune gloire martiale.
â La victoire les a déjà récompensés au centuple de leurs efforts et de leurs sacrifices; mais la satisfaction entière, profonde, quâils ressentaient jeudi dernier et qui grandissait à mesure que le succès apparaissait plus éclatant, nâest pas leur seule récompense. La leçon, lâenseignement qui se dégagent de la dernière lutte, auront, nous en avons le ferme espoir, une portée beaucoup plus lointaine. Les catholiques viennent de constater ce quâils peuvent lorsquâils veulent sâunir et faire abstraction de tous les intérêts, politiques ou autres. Ils ont compris en même temps la raison de certains échecs antérieurs. La leçon portera ses fruits.
Thomas crispa les mâchoires, heurté dans ses principes libéraux. La question de la prohibition avait une importance limitée, comme lâindiquait le curé Buteau. LâÃglise profitait toutefois de lâoccasion pour démontrer toute sa puissance. Aucun politicien ne pourrait sâaventurer dans une avenue nouvelle sans au préalable recevoir lâapprobation des porteurs de soutane. Plus personne nâignorerait cet état de choses.
â Des cent dix-neuf arrondissements contenus dans la ville, seulement treize ont dégagé une majorité antiprohibitionniste. Et dans cette lutte si noble, nos belles paroisses ouvrières, soucieuses de respecter les enseignements de nos évêques, donnent lâexemple. Dans le quartier Jacques-Cartier, quatre cent quatorze votes ont appuyé la prohibition et aucun le parti adverse. Dans les quartiers Limoilou, Saint-Jean et Saint-Vallier, les « secs » ont obtenu respectivement trois cent soixante-deux, trois cent quarante-deux et sept cent cinquante et une voix, nos opposants, aucune. Chez nos voisins de Saint-Sauveur, quatre cent quarante-deux personnes ont préféré la vertu, le vice a obtenu neuf voix seulement.
Dans la grande église, les paroissiens sâagitèrent un peu, comme torturés par lâenvie dâapplaudir devant la si merveilleuse moralité affichée par les classes populaires.
â Dans notre belle paroisse de Saint-Roch, quatre cent soixante-cinq des nôtres se sont prononcés contre la vente de boissons enivrantes et aucun en faveur de celle-ci.
Après encore quelques phrases montrant sa satisfaction, lâabbé Buteau descendit le petit escalier en demi-cercle de la chaire en affichant la fierté du devoir accompli. Il ressemblait à un croisé ayant terrassé des milliers dâinfidèles.
Thomas échangea un regard avec son fils. Ces chiffres leur étaient connus depuis vendredi; ils se trouvaient publiés dans tous les journaux de la ville. Peu de personnes du quartier Saint-Louis sâétaient données la peine dâenregistrer leur vote : vingt-cinq électeurs avaient appuyé la prohibition, et seulement onze lâachat libre dâalcool.
Les habitants de cet arrondissement chic, des notables, entassaient les bouteilles depuis quelques mois. Ces familles sauraient tenir jusquâà ce que le bon sens revienne aux habitants de la ville.
* * *
Les trains en provenance du camp de Valcartier se succédaient à la gare de la rue Saint-Paul. Les hommes en uniforme descendaient sur le quai pour former aussitôt des rangs. Les talons sonnaient sur les pavés. Dans un ordre parfait, les militaires se dirigeaient vers les traversiers. Le havresac gonflé par lâéquipement habituel du volontaire, la gamelle oscillant au rythme de la marche, le fusil Lee-Enfield sur lâépaule, chacun gonflait la poitrine. Sur les trottoirs, les badauds présentaient un visage sombre. En ce matin du 13 octobre 1917, tous les journaux du pays reprenaient la proclamation signée par le gouverneur général. Elle invitait les célibataires âgés de vingt à trente-quatre ans à se présenter à lâexamen médical. Trois cent mille jeunes gens recevraient une convocation à ce sujet.
Au moment où la colonne sâengageait
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