Le prix du sang
dans la rue Saint-Pierre, une voix cria :
â Pourquoi allez-vous combattre pour les Anglais? Ils ferment nos écoles en Ontario.
â Les Allemands ne nous ont rien fait, clama un autre. Vive le kaiser!
â Shut up, damn coward! cria quelquâun depuis la colonne en marche.
Mathieu tourna la tête, chercha des visages familiers dans la foule, crut reconnaître des étudiants de lâUniversité Laval. Ceux-là devaient avoir une copie de la proclamation dans la poche afin de parcourir régulièrement la liste des exemptions dont ils pourraient se prévaloir.
Une première pierre atterrit au milieu de la cohorte, sans toucher personne. Des volontaires firent mine de régler leur compte aux insolents tandis que les officiers hurlèrent des ordres afin de maintenir les rangs. Les projectiles suivants atteignirent leur cible, les soldats levèrent les bras afin de protéger leur visage. Heureusement, ils bifurquèrent bientôt à gauche, regagnèrent les quais.
Lâordre de rompre les rangs vint bientôt. Une certaine pagaille régnerait au moment de lâembarquement sur les traversiers. Le sous-lieutenant Picard chercha parmi les spectateurs des premiers rangs. Quelques volontaires venaient de Québec, les parents de certains autres parcouraient de longues distances pour profiter de ce dernier moment. Trois silhouettes féminines retinrent son attention. Marie et Thalie se précipitèrent vers lui et sâabattirent contre sa poitrine, lâune à droite, lâautre à gauche. Sa mère posa accidentellement la main sur la culasse de la carabine accrochée à son épaule, lâenleva comme si le métal lui brûlait la peau.
â Fais attention à toi, fit-elle, la gorge serrée.
â Promis, maman. Ne tâinquiète pas.
Elle voulut dire autre chose, mais sa voix sâétrangla dans un sanglot. Thalie prit le relais :
â Promets-le à moi aussi.
â Promis, juré, craché. Je vais tout faire pour revenir. Avec tous mes morceaux, en plus.
â Ce sera mieux, sinon tu auras affaire à moi.
Les larmes coulaient sur ses joues. Mathieu la serra de nouveau contre lui. La jeune femme prit sa mère par le coude, retourna avec elle vers la ligne des spectateurs. Le sous-lieutenant sâavança vers Françoise, regarda un moment ses yeux gris, comme pour se rappeler de toutes les nuances quâils contenaient.
â Je te jure queâ¦
â Ne jure rien, prononça-t-elle. Reviens, câest tout.
Il la serra contre lui, essaya dâemmagasiner ces dernières sensations dans sa mémoire, pour les mois, peut-être les années à venir. Après un long moment, elle se dégagea, le regarda une dernière fois, puis recula dâun pas.
â Tu vas tâoccuper dâelles, nâest-ce pas?
Lâofficier regardait en direction de sa mère et de sa sÅur.
â De mon mieux, lui dit-elle en combattant visiblement les émotions qui la gagnaient. Aussi bien quâelles prennent soin de moi depuis des semaines.
Elle tourna les talons avant de fondre en larmes et retrouva les autres dâun pas vif.
â Jâécrirai tous les jours! cria Mathieu, la voix brisée.
* * *
â Tu crois que le nouveau cabinet changera quelque chose au résultat électoral? demanda Ãdouard à son père.
Les journaux du matin se trouvaient encore au beau milieu de la table de travail, dans la bibliothèque de ce dernier. La veille, le premier ministre avait formé le « gouvernement dâunion ». Celui-ci se présenterait devant lâélectorat dans un peu plus de deux mois.
â Ailleurs au Canada, certainement. Robert Borden a nommé treize conservateurs au ministère, neuf libéraux et un député ouvrier du Manitoba. Partout au pays, des candidats de notre parti prendront lâétiquette unioniste pour se présenter devant leurs électeurs. Le plus souvent, leurs organisateurs et les personnes alimentant leur caisse électorale les suivront dans cette aventure.
â Laurier va tout de même présenter des candidats dans tous les comtés.
â Oui, mais ce seront souvent des jeunes gens sans expérience, sans argent, sans organisation. Les journaux parlent déjà de candidats de Laurier plutôt que de libéraux. En quelque sorte, le vieil homme se trouve un peu
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