Le prix du sang
secrétaire du Quebec High School for girls un peu plus tôt que dâhabitude et tira de son sac de cuir une petite enveloppe. Pendant un moment, elle sâentretint avec la vieille dame. Le cliquetis de la machine à écrire retentit.
Lâélève studieuse regagna ensuite sa classe. Toutes ses camarades et elle, de la « préparatoire », jouissaient dâun traitement enviable. Au nombre de six seulement, leurs tables de travail formaient un arc de cercle devant celle de la directrice, une dame allant maintenant sur ses soixante ans, lâair un peu revêche avec ses cheveux dâun gris métallique ramassés en chignon sur sa nuque. Pendant un an, les grandes jeunes filles potasseraient à leur guise la collection de manuels mise à leur disposition, chacune sâattardant sur les sujets lui faisant craindre un échec lors des examens universitaires du printemps prochain. Lâune sâinquiétait du latin, une autre des mathématiques⦠La seule Canadienne française parmi elles se souciait de tout et ne se désespérait de rien. Elle aborderait lâexercice avec confiance.
Au moment de sortir, à lâheure du dîner, Thalie remarqua un petit attroupement dans le hall. Le tableau dâhonneur avait dû être agrandi afin de faire de la place à tous les volontaires.
â Comme il est beau, commenta lâune des plus jeunes élèves.
â Et très grand, ajouta une autre. Elle ne lui va pas tout à fait à lâépaule.
â Il ne lui ressemble pas tellementâ¦
Lâune des filles regarda dans la direction de la nouvelle venue et attira lâattention des autres à coups de coude. Elles sâécartèrent bientôt en lui adressant un sourire complice.
Une nouvelle photo montrait un jeune officier en uniforme, la casquette basse sur les yeux, encadré par deux femmes, sa mère et sa sÅur. Sous lâimage, une bande de papier blanc précisait : « Matthew Picard, 22 nd battalion ». Après lâavoir épelé, Thalie sâétait lassée dâinsister : le prénom prendrait cette forme anglaise. Elle refusa de compter le nombre de portraits ornés dâun ruban noir et sâen alla en silence.
Dorénavant, elle partagerait avec une majorité de ses camarades le prix des inquiétudes, des lectures angoissées des comptes rendus des combats dans les journaux, tout comme la crainte horrible de recevoir un télégramme.
Comme les autres, elle sâexposait maintenant à payer le prix du sang.
* * *
Grâce aux excellents services postaux, les convocations tombaient dans les boîtes aux lettres avec une affreuse régularité. Lâangoisse sâavérait dâautant plus grande que les journaux rappelaient aux appelés ce qui les attendait peut-être si leurs arguments devant les tribunaux se révélaient insuffisants pour leur valoir une exemption. Le dernier jour dâoctobre, le nom dâun nouvel endroit devint familier aux Canadiens : Passchendaele. Leurs compatriotes sây étaient une nouvelle fois distingués dans le sang et lâhorreur.
Après les entrefilets de la veille, le 1 er novembre, des articles plus détaillés rendirent compte de lâatrocité des événements survenus deux jours plus tôt.
â Cet endroit? prononça Jeanne à voix basse.
La domestique était descendue quelques minutes plus tôt. Son verre à la main, elle tentait de se souvenir des moments volés au cours de la journée pour lire les journaux.
â Passchendaele?
â Oui. Câest un nouveau champ de bataille?
â Non, il sâagit dâun village en Belgique. Certains journalistes parlent dâune nouvelle bataille dâYpres, la troisième. Les nôtres se trouvent à cet endroit depuis le début de 1915. Les armées ne progressent pas vraiment, elles sont lâune en face de lâautre depuis le début de la guerre, elles épuisent leurs hommes. Le perdant sera celui qui ne pourra plus recruter personne.
Sous la direction du lieutenant général Arthur Currie, les Canadiens avaient chassé les Allemands de cette petite agglomération et résisté longuement aux assauts de ces derniers pour la reprendre. Sous une pluie diluvienne, parfois dans la boue jusquâà la taille, ils avaient combattu, et souvent
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