Le prix du sang
privé de son parti.
Ãdouard avala la moitié du contenu de son verre de cognac. Il se tenait sur la chaise faisant face au bureau de son père. Les femmes de la maison se trouvaient déjà au lit, les hommes profitaient de lâoccasion afin de discuter politique.
â Cette fois, je vais mâengager avec toi. Il importe dâenvoyer un message clair à Ottawa, celui des Canadiens français sâopposant dâune seule voix à la conscription.
â Un effort de ce genre aurait été plus utile en 1911.
Thomas ne pouvait sâempêcher de ressasser sa grande déception, celle du dernier rendez-vous électoral. Un peu naïvement, il avait cru possible de renouveler le tour de force de John A. Macdonald. Le vieux chef conservateur avait réussi à se faire élire une cinquième fois dâaffilée. La chose sâétait révélée impossible pour Laurier, lâusure du pouvoir pesant sur les libéraux.
â En 1911, personne ne savait que nous aurions la guerre, rappela son fils en guise dâexcuse.
â Dis plutôt que nous savions tous que la guerre nous pendait au bout du nez, mais personne nâosait imaginer le genre de massacre où nous nous trouvons enfoncés aujourdâhui.
Le jeune homme but les dernières gouttes de cognac â la prohibition prochaine interdisait tout gaspillage â, puis se leva en disant :
â Face à ces jolies perspectives, je fais aussi bien dâaller me coucher.
Le père le regarda sortir, demeura un moment songeur. La menace de lâenrôlement ne le terrifiait plus directement, puisquâÃdouard se trouvait désormais du côté des gens mariés. Son soulagement demeurait toutefois incomplet. Lâidée de sâengager dans une campagne électorale condamnée à lâéchec le laissait un peu déprimé.
* * *
Après la scène sur les quais, les trois femmes, soucieuses de sâoccuper lâesprit, étaient revenues au commerce. Celui-ci verrouillé, de retour à lâappartement, chacune dâelle sâétait enfermée dans sa chambre afin de pleurer un bon coup. Dans la cuisine, Gertrude ne valait guère mieux. Personne ne mangea vraiment au souper. La conversation ne reprit quâen soirée, dans le salon. Le Soleil ouvert sur les genoux, Thalie commenta :
â La proclamation nâest pas très explicite. Il semble que les hommes dont le travail se révèle utile à lâeffort de guerre pourront éviter la conscription.
â Ce sont les spécialistes dont on a beaucoup parlé au moment du Service national, commenta Marie.
â Le texte dit aussi : c) Que, dans lâintérêt national, il est opportun quâau lieu dâêtre employé au service militaire, il continue [en parlant de lâéventuel conscrit] à sâinstruire ou à sâentraîner à tels travaux pour lesquels il est alors occupé à recevoir lâinstruction ou lâentraînement;
d) Quâun tort sérieux résulterait, si cet homme était mis en activité de service, à cause de ses obligations exceptionnelles au point de vue financier ou commercial, ou de sa situation domestiqueâ¦
Ces deux clauses laissèrent les femmes un peu dépitées. En dâautres mots, les autorités militaires entendaient exempter du service actif tous les étudiants et les apprentis, de même que toutes les personnes dont lâabsence nuirait à leur entreprise, à leur carrière ou à leur vie de famille. En plus de ces motifs très généraux, le texte évoquait encore, comme raison, la maladie, les infirmités et les objections de conscience. à peu près tout le monde trouverait dans cette nomenclature des arguments susceptibles de convaincre un juge.
Marie traduisit le sentiment des autres en murmurant :
â Mathieu trouverait là trois bonnes raisons de ne pas sâenrôler.
â Nous savons toutes quâil ne désirait aucunement se dérober à ce devoir, déclara Françoise dâune voix mal assurée.
Elle continua après une pause :
â Je vais aller me coucher. Cette longue journée mâa épuisée.
Surtout, elle savait quâelle ne garderait pas bien longtemps encore son semblant de contenance.
* * *
Le lundi suivant, Thalie se présenta au bureau de la
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