Le prix du sang
sâavança, majestueux dans sa chasuble dont les fils dâor captaient la lumière oblique du soleil. Il commença par bénir le grand ouvrage de génie avec des gestes amples, parla de la divine protection nécessaire aux entreprises humaines. Puis, il entonna le Te Deum de sa voix éraillée, hymne reprit immédiatement par les chanteurs de la basilique, puis par toute lâassemblée.
Après le prince de lâÃglise, le maire de Québec, Henri-Edgar Lavigueur, sâavança à son tour.
â Lâheure est venue de sortir de notre chrysalide, de déployer nos ailesâ¦
Le politicien continua, emphatique, sur lâère de progrès sâouvrant pour la ville de Québec. Lâévénement tant attendu remplissait la population dâespoir. La plupart des maisons sâornaient de drapeaux depuis quelques jours. Lâ Union Jack dominait en ces temps de guerre, mais ceux de la France, des Ãtats-Unis, tout comme les Carillon-Sacré-CÅur, sâimposaient aussi. Quelques symboles jaunes et blancs du Vatican égayaient ces bouquets patriotiques.
â Notre ami en a pour une heure avec sa péroraison. Allons souper, déclara Thomas en posant la main sur la poignée de la portière.
Ãdouard actionna la manivelle afin de faire démarrer le moteur et prit sa place derrière le volant.
â La travée centrale doit voisiner les mille huit cents pieds de longueur, commenta-t-il. Pour fixer le tout, il a fallu plus dâun million de rivets.
Cette fois, lâimmense meccano tiendrait.
* * *
Le bar du Château Frontenac bruissait de dizaines de conversations. Les hommes se trouvaient au coude à coude, un verre à la main.
â Notre liberté tire à sa fin, commenta Armand Lavergne en vidant la moitié de son whisky.
â Tu es certain du résultat du référendum de demain?
â Les curés assomment les paroissiens depuis deux ans avec les multiples dangers de lâivrognerie. Les orphelinats débordés, les femmes battues, les milliers dâenfants touchés par la tuberculose, tout cela viendrait des ravages de la bouteille maléfique.
Partout en Amérique du Nord, protestants et catholiques utilisaient les mêmes arguments afin dâobtenir la prohibition de la vente des boissons enivrantes. Bientôt, seule la pègre â et quelques distillateurs opportunistes â tirerait profit du commerce dâalcool.
â Cela sans compter ce damné effort de guerre, ragea Ãdouard.
Les excès des travailleurs à ce chapitre, affirmaient de nombreux politiciens, affectaient la production des usines de munitions et les divers chantiers. Robert Borden, soucieux de rallier les suffrages les plus nombreux, risquait dâadopter une loi en ce sens, en plus dâaccorder le droit de vote à certaines femmes et de le retirer à des centaines de milliers de citoyens nés « dans des pays ennemis ».
â Tu ne crois pas y être allé un peu fort, samedi dernier?
Habitué des formules chocs, en plein Auditorium, Lavergne avait clamé : « Si vous êtes des esclaves, des renégats, des vendus, votez-la, la prohibition. Votez-la, la prohibition, et vous pleurerez des larmes de sang. »
â Les porteurs de soutane font de nous des lâches, incapables de décider par nous-même. Ils nous enlèvent la liberté de choisir comme des hommes.
â Je me demande comment ils font, mais les ouvriers paraissent convaincus des bienfaits de la mesure. Tous les employés du magasin ne bronchent pas quand je leur rappelle que leur petit verre de bière sera bientôt chose du passé.
Le politicien fit signe à un serveur de lui apporter un autre verre, puis enchaîna :
â Câest là toute lâhabileté des curés. Ils reprennent une loi anglaise et demandent son application dans la capitale du Canada français. Ils mobilisent les travailleurs au point que ceux-ci réclament maintenant de se priver de leur principale consolation, après dâinterminables heures à lâusine ou à lâatelier. Ils arrivent à susciter des motivations étonnantes. Leur jalousie de nos saines habitudes fera gagner lâÃglise, demain. Les ouvriers sâamusent à nous empêcher de boire du whiskyâ¦
Le pessimisme de la prédiction affecta lâhumeur du jeune
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