Le prix du sang
les « avantages » du mariage afin de les convaincre de voter de façon éclairée. Son époux continua avec un gros clin dâÅil :
â Dans quelques mois, quand le gouvernement fédéral aura appliqué à notre ville son règlement de prohibition, les riches perdront leur whisky-soda.
Ãdouard afficha une grimace, puis glissa :
â Nous devons y aller.
Du doigt, il toucha son chapeau en guise de salutation et commença à gravir lâescalier, Ãvelyne en remorque. Du coin de lâÅil, il aperçut la silhouette familière dâune jeune fille blonde et se passionna pour une remarque de sa belle-mère sur le motif de soleil irradiant ses rayons dans toutes les directions qui ornait le parvis de lâéglise.
Les Picard se trouvèrent un banc dans lâallée latérale de gauche. Longuement, ils admirèrent le temple neuf, richement décoré. Les ouvriers de la paroisse en auraient pour des décennies à payer à la fois la bâtisse et ses ornements. Ãdouard, tout en regardant les diverses stations du chemin de croix, sâattarda un peu sur Clémentine, assise du côté opposé dans un banc surpeuplé. Elle habitait la paroisse Saint-Sauveur, mais préférait fréquenter Saint-Roch, rassurée par la relative tolérance de ses vicaires à lâégard de ses « fautes ».
Elle aussi se tordait le cou afin de voir son ancien amant, et surtout, la nouvelle épouse de celui-ci. La même question vrillait toujours son cerveau : « Quâest-ce quâelle a de plus que moi? » Excepté une plus jolie robe, la réponse demeurait : « Rien ».
La messe commença bientôt, avec une petite cohorte de servants de messe en aube écarlate. Lâabbé Buteau présentait un embonpoint rassurant. Ãdouard se souvint de ses questions insidieuses lors de ses visites au domicile de la rue Saint-François, plus de vingt ans auparavant. Il sâagissait de la première célébration dans la nouvelle bâtisse. Lâévénement méritait que certains notables se déplacent, même ceux habitant la Haute-Ville. La véritable inauguration viendrait cependant dans quelques semaines, précisa le prêtre à ses ouailles au début de son sermon, soulignée par la visite de Sa Grandeur le cardinal Bégin. Dâici là , les derniers travaux de finition seraient complétés à toute vitesse.
Cependant, un sujet plus enthousiasmant que les célébrations à venir enflammait le pasteur :
â Nous avons connu cette semaine une victoire éclatante. La lutte a été âpre, des personnes bien en vue, instruites, des esprits forts, se sont crus autorisés à railler les directives de notre sainte mère lâÃglise.
Ãdouard songea immédiatement à Armand Lavergne, lâun des rares politiciens à avoir appuyé la cause des « mouillés ». Ces dernières semaines, le tribun avait réduit considérablement ses invectives contre le gouvernement fédéral pour clamer le droit des bonnes gens de Québec de boire un cognac après le souper. Il nâavait même pas hésité à clamer que pouvoir décider librement de boire ou pas faisait partie des « libertés anglaises » chères aux Canadiens.
â Notre premier besoin est de crier vers Dieu pour le remercier de la protection si visible dont il a couvert notre cause et ses représentants, clama le prêtre dans un geste ample, faisant voler les dentelles de son surplis. Certes, un pareil combat ne se livre pas sans que ceux qui y prennent part sentent parfois lâangoisse étreindre leurs cÅurs : chaque lutteur ne voit que lâobstacle contre lequel se dépensent son énergie et ses forces, mais câest Dieu qui, de là -haut, coordonne tout et fait concourir, même ce que lâon croyait devoir compromettre le succès, à la victoire finale. Dieu soit béni!
â Je suis heureux, car Dieu parlait par ma bouche quand je traitais ces « secs » dâidiots, grommela Thomas dans lâoreille de sa femme.
Celle-ci murmura un « Tais-toi » amusé.
â Et merci à tous ceux qui, dâune manière ou dâune autre, ont contribué à forcer ainsi dans ses derniers retranchements le monstre alcool
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