Le prix du sang
bien de ce côté aussi.
Le client afficha une mine dépitée en cherchant dans sa poche de quoi payer la consultation. Quand, cinq minutes plus tard, un autre homme du même âge entra dans la pièce, la scène se répéta à lâidentique : il ouvrit une enveloppe, en retira une feuille.
â Oui, je sais, maugréa Hamelin. Déshabillez-vous.
La journée serait longue. Jamais des médecins nâavaient annoncé si souvent à autant de personnes une nouvelle aussi désastreuse : la grande majorité se révélait en excellente santé.
* * *
Le 8 novembre 1917, les tribunaux dâexception commencèrent leurs travaux. Très curieusement, le gouvernement leur donnait seulement trois jours pour accorder, ou refuser, des exemptions aux appelés. Le 10 novembre au plus tard, à moins dâune décision favorable, les jeunes hommes devraient joindre lâarmée. Sinon, ils seraient considérés comme des déserteurs et sâexposeraient à une peine de cinq ans de prison.
En conséquence, les corridors de lâédifice du chemin de fer de Québec, rue Saint-Joseph, sâencombrèrent dâune multitude dâappelés. Armand Lavergne sâagitait au milieu dâune petite cohorte de jeunes gens inquiets.
â Cela se passera bien, nâest-ce pas, Monsieur?
â Mais oui, je vous ai déjà tout expliqué. La proclamation prévoit de nombreux motifs pour échapper à la conscription. Si nous nâavons pas de meilleurs arguments, nous plaiderons la religion.
â La religion?
â Oui. Vous direz que votre foi vous empêche de tirer sur les gens.
Lâautre souleva les sourcils pour signifier son incompréhension. Il déclara, surpris :
â Mais⦠ce sont des Allemands.
Lâavocat poussa un soupir. Faire témoigner ces garçons serait risquer de les voir perdre leur cause. Le souvenir des cinq dollars versés par chacun le réconcilia avec la perspective dâune longue journée de travail : cela représentait souvent pour eux le salaire dâune semaine.
à neuf heures, les portes de la salle 402 sâouvrirent et des dizaines de personnes sây engouffrèrent. Derrière une large table, trois juges consultaient des liasses de papier. Lavergne afficha sa déception. Un lieutenant-colonel, Scott, présiderait les débats. En plus, un jeune officier, Huot, représenterait les forces armées. Les civils, incarnés par le médecin Demers, lui paraissaient dangereusement minoritaires dans ce prétoire.
Les premiers à être entrés trouvèrent à sâasseoir, mais la majorité des appelés demeura debout.
â Nous allons procéder tout de suite, annonça Scott dâune voix impatiente, déjà inquiet de voir autant de monde devant lui. Monsieur Odilon Fafard?
Un homme quitta le fond de la salle et sâapprocha de la large table, faisant nerveusement tourner sa casquette entre ses doigts.
â Vous avez vos papiers?
Il tendit une enveloppe à demi déchirée.
â Mon client travaille sur les traversiers, commença Lavergne. Câest un service essentiel, son patron ne saurait se passer de lui.
â Bien sûr, bien sûr, maugréa le lieutenant-colonel.
â En vertu de lâarticle « C » de la liste des motifs dâexemption, insista lâavocat, monsieur Fafard ne devrait pas devoir se présenter à la Citadelle.
Le docteur Demers se pencha en direction du président du tribunal et prononça quelques mots. Le lieutenant Huot murmura dans son autre oreille. à la fin, le vieil homme déclara dâune voix déjà lassée :
â Exemption accordée.
Il se pencha sur un formulaire imprimé, chercha lâespace laissé en blanc, inscrivit le nom de lâappelé, puis lui tendit la feuille en disant :
â Monsieur, gardez toujours ce papier sur vous. Les forces de police pourront vous le demander à tout moment. Si vous ne lâavez pas, vous vous retrouverez au cachot.
Lavergne se retourna vers ses autres clients et leur adressa un air victorieux semblant vouloir dire : « Voilà le travail ». Un homme dégingandé sâapprocha spontanément pour lui dire un mot à lâoreille afin de retenir ses services sur-le-champ. Cinq dollars supplémentaires lui tombaient
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