Le prix du sang
étaient morts, totalement en vain. Lâobjectif se révélait sans aucune réelle valeur stratégique.
â Les pertes ont été nombreuses, commenta encore Jeanne.
â Des milliers et des milliers de blessés, une forte quantité de tués. Beaucoup plus que le nombre de nouveaux volontaires recrutés au cours du dernier mois.
â La conscription, câest à cause de cela?
â Tout à fait. Les pertes dépassent considérablement le nombre de nouveaux soldats.
Malgré la pénombre, Fernand constata le trouble de la jeune femme.
â Tu as reçu des nouvelles de la maison?
â Ce matin. Mes deux frères ont reçu leurs papiers. Ils ont encore dix jours pour se présenter, ou encore obtenir leurâ¦
Elle buta sur le mot nouveau, leva la tête vers son patron.
â Leur exemption. Des tribunaux vont siéger un peu partout au Canada afin dâentendre les motifs de ces appelés pour refuser de se joindre à lâarmée.
â Ce sera difficile pour eux de se présenter là . Ils savent à peine lireâ¦
En réalité, personne dans la famille de la jeune femme ne maniait très bien la plume : la missive de sa mère avait nécessité de nombreuses relectures, afin dâen deviner le sens.
â Quelquâun pourra les aider. La Proclamation se révèle bien généreuse, il serait étonnant quâun bon avocat ne sache pas trouver les arguments convaincants. Il y a certainement des avocats dans Charlevoixâ¦
â Ils ont pensé se présenter à un tribunal de Québec. Armand Lavergne, dont les journaux parlent tous les jours, doit certainement accepter de plaider la cause des appelés.
â Sans doute. Voilà trois ans quâil fait de la réclame du haut de toutes les tribunes.
Le gros notaire ne cachait pas son scepticisme. Un représentant de lâarmée siégerait sur chacun des tribunaux particuliers formés pour entendre les demandes dâexemption. La présence de la vedette incontestée de la Ligue anticonscriptionniste ne servirait peut-être pas la cause de ses clients.
â Si vous le voulez, je pourrai les représenter, proposa lâhomme.
â ⦠Vous êtes un notaire.
â Je connais la loi, et la Proclamation rend possible de nombreuses réclamations.
â Le prix?
Jeanne posa son verre vide sur la table, songeuse. Elle ajouta après une pause :
â Ils ne sont pas riches. Ils travaillent dans les chantiers lâhiver, sur des fermes lâété.
â Je ne leur demanderai rien.
â ⦠Votre travail mérite salaire.
Le notaire réussissait à distinguer les traits dans lâobscurité, mais à cause de la robe noire, la silhouette demeurait indistincte.
â Ce sera une façon de vous remercier de vos bonnes attentions.
Elle le regarda un moment, intriguée. Il précisa après une pause :
â Déjà , vous vous occupiez très bien dâAntoine, et maintenant vous faites de même avec Béatrice. Je vous en suis très reconnaissant.
Lâallusion à la petite fille tira un sourire à la domestique. Ãgée de trois mois, elle se faisait entendre très souvent de toute la force de ses poumons. Seuls ses bras, plutôt que ceux de sa mère, permettaient de la calmer.
â Elle est si gentille.
â Vous êtes gentille aussi.
Après ces mots murmurés, le silence sâinstalla entre eux. La moindre remarque supplémentaire risquait de contrevenir aux convenances. Bientôt, la jeune femme reprit son verre, se leva en tendant la main.
â Si vous avez terminé, donnez-moi le vôtre. Je vais les laver tout de suite.
Il lui remit son verre. Au moment de le prendre, elle effleura ses doigts. Après un moment de gêne, elle ajouta :
â Vous devriez monter.
â ⦠Oui, vous avez raison.
* * *
Sous son pas lourd, les marches de lâescalier craquèrent un peu. Fernand ouvrit doucement la porte de la chambre conjugale, enleva son peignoir dans lâobscurité, le déposa sur une chaise. Au moment de sâasseoir sur le lit, il entendit dans son dos :
â Jâai entendu des voix.
â ⦠Jeanne est descendue boire un verre dâeau. Nous avons parlé de ses frères qui craignent la conscription, puis un peu de Béatrice.
â Elle avait beaucoup
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