Le prix du sang
à dire.
Une fois encore, Eugénie était descendue dans les premières marches de lâescalier, le temps dâentendre quelques mots sur les tribunaux exceptionnels. En levant les couvertures, il précisa :
â Ses frères ont reçu leur convocation.
Chaque fois quâil se glissait dans le lit, son poids sollicitait les ressorts de son côté. Le matelas se creusait sous lui, de telle façon que la jeune femme glissait en sa direction. Elle tenta de résister au mouvement, sans succès. Au moment de sentir son dos contre son flanc, Fernand allongea la main, la posa sur sa hanche.
â Non! Je ne vais pas encore très bien.
Lâhomme admettait sans mal que le passage dâun enfant laissait le bas-ventre de lâaccouchée endolori. Le malaise subsistait-il vraiment pendant trois mois? Elle continua après un silence trop lourd :
â Ce lit demeure bien étroit, aucun de nous ne sây trouve à lâaise. Si tu voulaisâ¦
â Nous sommes trop jeunes pour faire chambre à part. Même mes parentsâ¦
La question des chambres séparées revenait sans cesse. Sans doute comptait-elle sur la lassitude pour rompre sa résistance.
19
Même les médecins profitaient de lâeffort de guerre. à lâabri du chômage, les travailleurs victimes dâun malaise, ou les membres de leur famille, nâhésitaient pas à consulter au lieu de recourir à des concoctions malodorantes héritées de la tradition. Lâaffluence sortait tout de même de lâordinaire, constata Charles Hamelin au moment dâentrer dans le bureau partagé avec son beau-père. Avant de regagner la pièce convertie en cabinet de consultation, il frappa à la porte voisine et attendit de voir le docteur Caron passer la tête dans lâembrasure pour demander :
â Que se passe-t-il, une épidémie soudaine?
â Une épidémie de gens en trop bonne santé. Tu vas voir.
Un instant plus tard, le praticien revint vers la salle dâattente et prononça :
â Qui est le suivant?
Un jeune homme, âgé de vingt ans peut-être, se leva avec empressement, puis le suivit dans la pièce attenante. Charles regagna sa place derrière son bureau alors que son patient fouillait dans la poche intérieure de sa veste pour sortir une enveloppe.
â Jâai reçu ceci il y a deux jours.
Il lui tendit une feuille de papier. Le médecin reconnut la convocation dès le premier paragraphe. Son visiteur se voyait invité à se présenter à la Citadelle afin de subir un examen.
â Que puis-je pour vous?
â Voir si jâai une maladieâ¦
La situation se révélait étrange. Lâappelé espérait recevoir un diagnostic suffisamment alarmant pour ne pas figurer dans la catégorie « A », celle des recrues jugées aptes au service militaire outre-mer.
â Mais cela ne servira à rien. Lâarmée ne fera confiance quâà ses propres médecins.
â Ce nâest pas sûr, puisquâil y a un médecin pour chacun des tribunaux chargés de donner les exemptions. Si vous trouvez quelque chose, je pourrai me servir de cet argument.
Le client se troubla devant le scepticisme apparent de son interlocuteur, puis précisa encore :
â Si malgré tout ils me gardent, cela me donnera un bon motif pour aller en appel. Si vous me trouvez en bonne santé, je me rendrai voir un avocat dâici le 8 novembre afin de savoir quoi faire.
Le prix de la consultation médicale, si les nouvelles étaient mauvaises, permettrait peut-être dâéviter le recours à un disciple de Thémis. Hamelin secoua la tête devant lâétrangeté de la situation et plaça son stéthoscope autour de son cou en se levant.
â Dans ce cas, retirez votre veste, votre chemise et votre pantalon.
Vingt minutes plus tard, lâomnipraticien retrouvait sa place derrière son bureau. Il prononça dans un soupir :
â Je suis désolé. Vous êtes en parfaite santé.
Il ouvrit les mains dans un geste dâimpuissance.
â ⦠Même pas un souffle au cÅur ou une hernie? Cela court dans la famille.
â Rien de tout cela, je vous assure.
â Et mes pieds?
Jamais auparavant les Québécois nâavaient autant espéré avoir des pieds plats.
â Tout va
Weitere Kostenlose Bücher