Le prix du sang
lâappel de Joseph Mercier, il déclara en se tenant à droite du jeune ouvrier de vingt-trois ans :
â Mon client travaille à la manufacture de chaussures Ritchie, à quelques rues dâici. Cette entreprise remplit de nombreux contrats pour lâarmée : fabrication de souliers, bien sûr, mais aussi de ceinturons, dâétuis pour les revolvers⦠Une production absolument stratégique.
Le lieutenant-colonel Scott, écÅuré de cette parade incessante et des arguments toujours répétés, souffla :
â Exemption accordée.
Il ne se donnait plus la peine de faire ses recommandations. Parmi les villes les plus populeuses du pays, Québec se distinguerait par la mansuétude de ses tribunaux dâexception. Au soir du 10 novembre, sur les cinq mille deux cent quarante-cinq appelés de la cité de Champlain désireux dâobtenir une exemption, seulement cinq se verraient confrontés à un refus.
* * *
Le premier ministre du Canada avait annoncé la tenue dâélections fédérales le 17 décembre. Le lendemain 9 novembre, premier jour de la campagne, une commotion frappait la Basse-Ville de Québec.
â Vive Laurier! cria une voix.
Après avoir pris pied sur le quai de la gare, le politicien se retrouva entouré dâun flot de badauds.
â Monsieur, Monsieur, mon fils a reçu ses papiers.
â Le mien aussi, le mien aussiâ¦
Les voix sâélevaient au-dessus du tumulte, haut perchées, proches de lâhystérie. La foule se pressait dans le grand édifice, des hommes surtout, mais aussi de nombreuses femmes. Certaines dâentre elles exerceraient leur droit de vote pour la première fois. Toutefois, leur excitation ne tenait pas à cela, mais à lâoccasion de rencontrer de nouveau, peut-être pour la dernière fois, le grand homme. à leurs yeux, personne dâautre ne pourrait intercéder en leur faveur auprès des autorités militaires pour aider les appelés.
Le vieil homme se tenait bien droit, en compagnie de collègues faisant office de gardes du corps. Petit de taille, mais robuste comme un chêne, le premier ministre provincial, Lomer Gouin, faisait un rempart devant lui. Le député de Rivière-du-Loup, Ernest Lapointe, dépassait lâautre de plus dâune tête. Sâil nâhésitait guère à jouer des épaules pour percer le mur formé par les partisans enthousiastes, devant les femmes, il demeurait impuissant, répétant des « Madame, je vous en prie, nous devons passer. »
Le sauveur sâincarna dans le roi du commerce de détail. Thomas Picard sâavança, une main posée sur son melon afin de ne pas le perdre dans cette agitation.
â Monsieur Laurier, cria-t-il afin de couvrir la cohue, mon fils nous attend au volant de la voiture.
â Nous ne pourrons jamais passer, répondit Gouin sur le même ton.
â Jây ai pensé. Venez de ce côté.
La multitude bloquait le passage vers les grandes portes de lâédifice. Le marchand rejoignit les politiciens pour les inciter à reculer. Une porte un peu dérobée donnait sur un quai dâoù partaient les voitures de livraison. La grosse Buick se trouvait à proximité. Laurier prit le bras de son organisateur politique pour descendre lâescalier un peu raide. Il formula en touchant le sol :
â Vous faites des miracles! Comment avez-vous deviné que nous sortirions par ici?
â Quand jâai vu tout ce monde, jâai envoyé Ãdouard se stationner tout près. Si vous saviez la quantité de marchandises que je viens y chercher toutes les semainesâ¦
Gouin et Lapointe suivaient derrière. Le trio dâélus sâinstalla dans la voiture. Thomas se pencha sur la fenêtre entrouverte, puis déclara :
â Je viendrai vous chercher au Château Frontenac en début de soirée, avec Ãdouard. Dâici ce moment, je dois retourner au magasin.
â Je comprends. Vous croyez que nous ferons salle comble, ce soir?
â Non seulement la salle sera pleine, mais des gens se tiendront tout autour de lâédifice quand ils ne trouveront plus de place à lâintérieur. Les spectateurs répéteront chacune de vos paroles jusquâà eux. Ce sera plus grandiose quâen 1896, lâannée de votre triomphe.
â
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