Le prix du sang
du ciel.
Un étage plus haut, dans la salle 505, la même affluence obligeait les hommes à se tenir là aussi au coude à coude. Lâavocat Trudel dirigeait ce second tribunal, assisté par le médecin Martin et le représentant de lâarmée, le lieutenant Cabray.
Le chef des services de police de Québec se tenait devant la longue table, une liasse de papier dans les mains. Son uniforme paraissait plus chamarré que celui de nâimporte quel officier militaire.
â Ce sont les convocations reçues par les policiers célibataires employés par la ville. Je voudrais les voir exemptés en bloc.
â Vous nâêtes pas sérieux? demanda le président du prétoire, les yeux écarquillés. Ils sont sans doute des dizaines.
â Leur travail est absolument essentiel, surtout en ces temps troublés.
Fernand Dupire tenait ses larges fesses sur une chaise étroite, intéressé par lâétrange procédure. La présence dâun médecin encouragerait les appelés munis dâun certificat de santé un peu complaisant à sâen servir. Surtout, cette prétention dâobtenir des exemptions en bloc ouvrait la porte à de nombreuses démarches identiques : des employeurs se presseraient le lendemain pour mettre en avant le caractère stratégique de leur production.
â Nous endurons souvent des affrontements entre civils et militaires, les débits dâalcool ne désemplissent pas. Et avec les élections annoncées depuis peu, nous nous exposons à voir les manifestations se multiplier. Nous ne pouvons pas dégarnir les services de police en ce moment.
â Ces agents pourraient se présenter ici chacun leur tour⦠grommela le lieutenant Cabray.
â Cela signifierait vider les postes de police de leur personnel pendant des heures⦠Il vaut mieux vous laisser ces papiers, je vous assure de leur authenticité.
â Dâaccord, convint Trudel en tendant la main.
Il ramassa la petite pile de feuillets et ajouta avant de congédier le policier dâun geste :
â Vous les ferez prendre demain.
Le vieil avocat se pencha ensuite sur la liste devant lui, puis annonça :
â Arthur Girard?
Fernand Dupire se leva, fit signe de la main à deux solides gaillards de faire de même et de sâavancer avec lui.
â Si vous le permettez, nous pourrions traiter ensemble les convocations de ces deux frères.
Trudel lui jeta un regard sévère, songea à protester, mais lâincident précédent lâamena à faire preuve de tolérance.
â Vous êtes certain que cela vaut mieux, monsieurâ¦?
â Dupire. Maître Dupire.
Lâautre souleva à nouveau les sourcils. Il cherchait en vain à se souvenir dâun membre du barreau portant ce patronyme.
â Je suis notaire.
â Ah bon! Que pouvez-vous dire pour ces jeunes hommes?
Fernand tendit les convocations en expliquant :
â Ils travaillent tous les deux dans des fermes pendant lâété et dans les forêts tout lâhiver. Vous savez que le Royaume-Uni dépend largement des aliments produits au Canada.
â Des femmes peuvent prendre la relève de ces hommes, remarqua le lieutenant Cabray.
â Vous nâêtes pas sérieux, ce ne sont pas des tâches pour des femmes. Regardez leur carrure : ces ouvriers sont taillés pour le travail agricole.
Le vieil avocat secoua la tête, conféra un moment avec ses voisins, puis convint :
â Exemptions accordées.
Les frères Girard se consultèrent du regard, incertains du sens de ces paroles. Le gros notaire récupéra les deux formulaires et leur indiqua la porte de la salle. Dans le corridor, lâaîné demanda :
â Câest tout?
â Oui, câest tout. Gardez ces documents sur vous, montrez-les si un policier ou un soldat vous le demande.
Ils fendirent la foule agglutinée afin de regagner la sortie de lâédifice. Malgré la célérité des juges, lâaffluence ne semblait pas diminuer.
Dans la salle 402, les procédures se poursuivaient de façon aussi expéditive. Armand Lavergne se levait régulièrement pour se faire lâinterprète de lâun ou lâautre des appelés. Lâenjeu se révélait important, la plupart des avocats de la ville participaient à cette manne. Ã
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