Le prix du sang
sur la place du marché Jacques-Cartier, une foule tout aussi considérable, beaucoup plus jeune, se massait sous le ciel gris. Debout à lâarrière dâune charrette faisant office dâestrade, et flanqué des fidèles vice-présidents de la Ligue anticonscriptioniste, Oscar Drouin et Wilfrid Lacroix, Armand Lavergne déclamait en faisant de grands gestes :
â Vous le savez, en 1911, jâai voté bleu et je vous ai incité à voter bleu. Je croyais servir ainsi les intérêts de la cause nationaliste.
Un grognement parcourut lâassemblée de jeunes gens. Cette fameuse stratégie nâavait eu dâautre résultat que de pousser Wilfrid Laurier dans lâopposition.
â Aujourdâhui, le gouvernement Borden conduit le pays au bord de la guerre civile. Retirez votre argent des banques avant de tout perdre. Si le gouvernement saisit les ressources industrielles du pays, sâil prend tous les jeunes célibataires, rien ne lâempêchera de sâemparer aussi de vos économies. Vous avez vu la publicité pour les emprunts de la Victoire dans tous les journaux? Nâen achetez pas, sortez tout, ne laissez rien dans ces banques contrôlées par les Anglais.
Depuis le mois de juillet précédent, le politicien répétait sans cesse le même avertissement, semant lâinquiétude dans les esprits des épargnants. Dans cette grande affluence dâhommes, quelques dizaines de femmes se tenaient un peu à lâécart.
â Jâentends mal, commenta Thalie, nous devrions nous approcher encore un peu.
Elle portait une jupe et une veste dâun bleu sombre assorti à ses yeux, la masse de ses cheveux noirs abondants attachée sur la nuque. En conséquence, son petit chapeau de feutre sâinclinait sur ses yeux. Les garçons jetaient des regards intéressés sur elle⦠et sur sa compagne.
â Non, je ne veux pas, répondit Françoise. Je suis un peu effrayée.
â Mais tu as certainement lâhabitude des réunions politiques, tu as accompagné ton père tant de fois.
â Ici, je me sens mal à lâaise. Ce ne sont pas des libéraux se moquant des conservateurs. Tu sens la tension? Comme de lâélectricité dans lâairâ¦
La jeune fille avait raison. La majorité des hommes présents devait porter, soigneusement pliée dans une poche, leur convocation pour lâexamen médical. Bien sûr, la générosité des tribunaux dâexception se trouvait déjà commentée dans les journaux. Cela alimentait même des soupçons : le gouvernement ne pouvait avoir adopté une loi de conscription pour voir tous les appelés profiter dâune exemption.
â Tout à lâheure, Marie ne semblait pas très heureuse de nous voir partir, commenta-t-elle encore.
â Elle sâinquiétait déjà quand jâassistais à des réunions de ce genre avec Mathieu. Pourtant, mon grand frère pouvait alors venir me sauver en cas de danger. Alors la perspective de nous voir ensemble, deux pauvres créatures, parmi tous ces hommes!
Elle parcourait lâassistance des yeux, un sourire amusé sur les lèvres. Son amie déclara encore :
â Je ne voudrais pas lui déplaire.
â Tu sais bien que tu ne lui déplairas jamais, quoi que tu fasses.
Un peu pour compenser lâabsence de son fils, la commerçante comblait Françoise dâattentions. Elle la désignait du terme dâ« employée » aux étages commerciaux, mais préférait celui dâ« invitée » dans lâappartement. Elles se lisaient à haute voix les premières lettres du sous-lieutenant, la jeune fille omettant toutefois dâabord les premières et dernières lignes de chacune des missives. Cette pudeur ne durerait pas.
â Jâai voté avec les bleus en 1911! hurlait à nouveau Lavergne. Cette année, notre seule chance de salut consiste en lâélection des libéraux. Seul le retour de Wilfrid Laurier dans le fauteuil de premier ministre à Ottawa, seul le maintien de Lomer Gouin à son poste à Québec, nous sauveront du chaos.
Une présence se manifesta près des deux amies, un jeune homme un peu rougissant, son chapeau à la main.
â Vous voulez vous approcher un peu?
Cet ouvrier paraissait disposé Ã
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