Le prix du sang
jusquâà ce que la populace vienne me sortir de là .
â Ou plutôt, grâce à lâintervention providentielle du maire Lavigueur, selon les récits dans les journaux, le contredit Armand Lavergne.
Le politicien offrait des yeux congestionnés, un nez rouge, un air fiévreux. Cependant, la mauvaise grippe ne réduisait en rien son côté goguenard.
â Câest vrai, consentit le commerçant, le bonhomme semble infatigable au moment de calmer les foules. Je lâai revu le lendemain, lors de lâincendie de lâAuditorium.
â Quinze mille personnes! Assez pour déclencher une révolution.
â Je ne pense pas. Certains se révélaient assez déterminés pour forcer les portes et brûler les registres. Les autres étaient de simples curieux, rapides à se disperser devant les baïonnettes.
à sa façon de sâexprimer, personne nâaurait deviné lâempressement avec lequel il était rentré à la maison.
â Et hier soir?
â Je ne suis pas allé au Manège militaire. Nous recevions les parents de ma femme à la maison.
Le militantisme le cédait aux habitudes bourgeoises. Lavergne répéta les informations glanées au moment du déjeuner, dans la salle à manger, précisant :
â Maintenant, la proclamation de lâacte dâémeute autorise à disperser par la force tous les rassemblements illégaux.
Lâexpression désignait les réunions de trois personnes ou plus. Cela faisait planer une menace sur toutes les manifestations futures. Le politicien allait élaborer sur la situation quand une commotion se produisit à lâentrée de la pièce. Il se retourna pour voir un homme grand et raide, la cinquantaine avancée, une moustache grise sous le nez, vêtu dâun uniforme kaki, son képi sous le bras, une cravache à la main.
â Voilà donc le foudre de guerre en nos murs.
â Pardon? fit Ãdouard en regardant dans la même direction que son ami.
â Le major-général François-Louis Lessard. Il doit commander les deux mille hommes venus des provinces anglaises pour ramener la paix ici. Ce gars a une grande expérience des situations explosives. Il y a quarante ans tout juste, encore un adolescent, il a fait tirer sur les travailleurs pour réprimer une grève dans la ville. Il a commandé un détachement en Saskatchewan en 1885, lors de la rébellion de Riel, et il a participé à la guerre des Boers en 1899.
â Ils ont fait venir des soldats des autres provinces?
â Ceux de la Citadelle, ou du Manège militaire, sont surtout des Canadiens français. Ils hésiteraient sans doute au moment de tirer sur les leurs.
Ãdouard avala le reste de sa tasse de thé, alignant mentalement tous les jurons de son répertoire. La loi de prohibition, maintenant appliquée à la ville, finirait pas le rendre fou.
* * *
Depuis les fêtes de fin dâannée, Ãdouard trouvait de nouveaux prétextes pour sâabsenter de la maison une ou deux fois par semaine. Des motifs politiques aussi brumeux quâimpératifs lâattiraient hors du foyer domestique avec une régularité suspecte. Ãvelyne, affligée dâun ventre démesurément arrondi, levait la tête pour recevoir une bise, puis le suivait des yeux jusquâà ce quâil sorte du salon, une vague inquiétude dans le regard. Au début, Ãlisabeth assurait : « Il fréquente les nationalistes depuis dix ans. Avec toute cette agitation sur la conscriptionâ¦Â » Plus récemment, elle préférait garder le silence, elle-même préoccupée par ces absences répétées.
Ãdouard revint un peu après dix heures. Il passa la tête dans lâembrasure de la porte. Sa mère déclara :
â Elle vient tout juste de monter. Si tu la rejoins tout de suite, elle sera encore éveillée.
â Plus tard. Papa, dans la Basse-Ville, les esprits paraissaient bien échauffés. Des hommes erraient dans les rues, tout à lâheure.
â Tu étais dans la Basse-Ville? intervint Ãlisabeth.
Thomas leva la main pour faire taire son épouse, le visage préoccupé, puis remarqua :
â On voit des jeunes hommes se promener dans les rues tous les soirs.
â Ceux-là me paraissaient déterminés à tenter des
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