Le prix du sang
conversation depuis la cuisine, dont la porte était restée ouverte. Après le départ des filles, elle vint sâasseoir dans le salon pour demander :
â Pourquoi ne pas les enfermer dans leur chambre et jeter la clé?
â Au même âge, quelquâun aurait-il pu faire cela à Alfred?
â ⦠Jamais. Il était comme un renard, prêt à se ronger une patte pour se libérer dâun piège.
â Dans ce casâ¦
Marie leva les mains en signe dâimpuissance, un sourire contraint sur les lèvres. Gertrude acquiesça de la tête et retourna vers la cuisine en concluant :
â Je vais faire du thé.
Cela lui semblait être la réponse parfaite à toutes les difficultés.
* * *
Le ciel demeurait couvert, lâair surchargé dâhumidité. Le vent venu de lâouest annonçait du mauvais temps. En cette veille de Pâques, tout laissait présager une lourde giboulée du printemps. Les deux jeunes filles empruntèrent la rue Saint-Louis et passèrent la grande porte pour se retrouver devant un vaste attroupement. Des hommes sâentassaient sur les immenses pelouses du Manège militaire. Le rassemblement débordait dans lâavenue Dufferin et même sur les terrains de lâHôtel du gouvernement.
â Nous ne pourrons jamais traverser cette foule, fit Françoise. à moins dâaller prendre une rue un peu plus basseâ¦
â Alors restons de ce côté-ci de la manifestation, répondit Thalie en riant.
â ⦠Tes livres?
â Un mensonge pieux. Crois-tu possible que jâoublie mes livres de classe?
La foule entonna le à Canada . Le général Landry se tenait debout sur le toit dâun camion afin de mieux apprécier les événements. Plusieurs dizaines de cavaliers sâalignaient devant la longue bâtisse de pierre. Devant eux, des centaines de fantassins tenaient leur fusil, la baïonnette au canon.
â Selon les journaux, ces hommes sont dirigés par des vétérans revenus du front, expliqua Thalie.
â Cela signifie quâils nâhésiteront pas à tirer, répondit Françoise.
Un murmure parcourut la foule. Elles reconnurent les mots « Brousseau » et « armes ». Lentement, un récit, celui dâune armurerie dévalisée, de manifestants munis de revolvers, devint intelligible. La même rumeur atteignit les soldats rangés devant le Manège. Le général Landry se pencha afin de dire au maire Lavigueur, lâindéfectible magistrat :
â Vous avez entendu? Je nâattendrai pas que mes hommes se fassent tuer.
à ce moment, une pluie de pierres commença à sâabattre sur les militaires. Un homme sâécroula, atteint au visage. Tout de suite, deux de ses camarades le transportèrent vers lâarrière.
â Vous nâallez pas tirer sur eux?
â Les cavaliers vont les faire reculer. Croyez-moi, je nâai aucune raison de multiplier les victimes. Lisez cet acte au plus vite.
Devant une nouvelle pluie de projectiles, Lavigueur sortit une feuille de sa poche et commença à lire :
â Sa Majesté le roi enjoint et commande à tous ceux qui sont ici réunis de se disperser immédiatement et de retourner paisiblement à leur demeure ou à leurs occupations légitimes, sous peine dâêtre coupables dâune infraction pour laquelle, sur déclaration de culpabilité, ils peuvent être condamnés à lâemprisonnement à perpétuité. Dieu sauve le roi!
Même si à peu près personne ne pouvait entendre les paroles prononcées, la plupart comprirent ce dont il sâagissait. à ce moment, un capitaine ordonna aux cavaliers de sâavancer, botte contre botte. La poitrine des chevaux formait un mur impressionnant. Les cris ne les faisaient pas sâarrêter, pas même les pierres. Plusieurs manifestants tournèrent les talons. Ceux qui préférèrent faire face se trouvèrent jetés au sol par les montures. Ils nâeurent dâautre choix que de se recroqueviller afin de sâexposer le moins possible aux heurts des sabots. Des fantassins, marchant derrière, les mirent aux arrêts pour sâêtre trouvés sur les lieux dâune émeute.
Les protestataires reculèrent tout le long de lâavenue Dufferin pour sâégailler
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